Chapitre 22

Alors ? dit Eidolon à Naria, en riant. Tu persistes à penser que c’était une mauvaise idée ?

La jeune fille secoua la tête, les yeux brillants. La table que Zénei avait fait dresser pour eux avait de quoi la surprendre. Le souper avait été servi dans la plus grande salle du vieux phare : orientée face à la mer, où le soleil lançait désormais des rayons flamboyants, elle était décorée d’une multitude de bougies colorées dont les petites flammes oscillaient au gré de la brise marine. Quant au repas lui-même, il était digne d’un roi et les deux amis avaient pu calmer leur faim avec grand plaisir.

– C’est magnifique, murmura Naria à Zénei, qui dînait en leur compagnie.

Eidolon sourit, fier de voir la jeune fille approuver son idée de rester.

S’il avait été moins préoccupé par ses propres mérites, il aurait remarqué que le luxe de ce dîner n’était là que pour l’impressionner, que la nappe était cousue dans de vieux vêtements, que les dorures des murs n’étaient qu’une peinture habile et qu’une mauvaise odeur de suif s’élevait des bougies. Mais, malheureusement pour lui, Eidolon n’était pas doué pour discerner l’illusion de la réalité.

– Je suis ravi que cette soirée vous ait plu, déclara Zénei.

– Et votre… votre jeune protégé ? demanda Naria. Il ne dîne pas ?

En dépit du raffinement des mets, Eidolon sentit son estomac se soulever à l’idée de l’Hecton en train de manger à la même table qu’eux.

– Non, ma chère, répondit le vieil homme. Les moines lui apportent un repas dans sa cellule.

– Ah, il est tout seul alors… le pauvre.

Un silence gêné accueillit ses paroles, puis Zénei toussota et proposa :

– Eh bien, que diriez-vous d’aller voir ce radar ?

Eidolon se leva aussitôt, mais Naria baissa la tête.

– Oh, dit-elle timidement, je préférerais aller me reposer. Ce voyage m’a fatiguée.

Zénei fit signe à un serviteur et lui ordonna :

– Conduisez cette demoiselle à sa chambre.

Puis il s’adressa à Eidolon.

– Voulez-vous accompagner votre amie? demanda-t-il.

– Non merci, fit le jeune homme avec un calme qui le surprit.

En réalité, il bouillait d’impatience. La Griffe, qui s’était faite oublier pendant le dîner, lui meurtrissait désormais le bras comme jamais. Il se leva et suivit Zénei. En sortant de la salle à manger, ils passèrent devant une multitude d’objets disposés le long des murs, sur des étagères.

– Voici mes trophées, commenta le vieillard. Ma collection. Cinquante ans de travail !

La plupart de ces trésors étaient inconnus d’Eidolon. Il parvint à identifier un œil de verre, un oiseau empaillé et un étuis à compas, mais les autres objets étaient des reliques de l’ancien monde dont il ne comprenait pas l’utilité. Cependant, l’un d’eux attira son attention : on aurait dit une momie, si ce n’était le masque de verre fêlé qui lui tenait lieu de visage.

– N’y touchez pas, l’avertit Zénei en constatant son intérêt. Cette chose est morte depuis des générations, mais même ainsi j’aurais tendance à m’en méfier.

Impressionné, Eidolon n’osa pas demander ce dont il s’agissait et suivit le vieil homme jusqu’à une machine. Cela ressemblait un peu aux gros ordinateurs du laboratoire caché, chez son père. Un planisphère quadrillé apparut quand Zénei appuya sur un bouton.

– J’ai mon propre générateur électrique, expliqua-t-il avec une certaine fierté. Notre phare et sa cour peuvent fonctionner en autarcie pendant plus d’un mois, une vraie forteresse. J’aime être prévoyant. Nous n’avons pas d’armée, mais nous savons nous défendre. C’est pour cela que j’ai besoin de votre aide : grâce à vous et à la réputation de votre père, nous pourrons disposer de combattants.

Eidolon lui prêta une oreille distraite, focalisé sur l’écran brillant.

– Où est la Griffe ? demanda-t-il.

– Ici, fit Zénei en indiquant un point blanc sur la carte. La porteuse est immobile. Peut-être s’est-elle arrêtée pour la nuit, qui sait ? Demain, nous irons là-bas avec mon jet. Nous y serons en moins de deux heures.

– Et si elle bouge ? Comment le saurons-nous, une fois dans votre machine ?

– Ce n’est pas un problème. Regardez : j’ai ici un modèle réduit du radar, moins précis mais tout aussi efficace. Il s’agit juste de savoir dans quel secteur chercher.

Il décrocha un petit objet au milieu des commandes. Eidolon constata qu’il s’agissait d’un écran portable, muni d’un clavier rudimentaire. Le planisphère y scintillait en miniature. Souriant, Zénei lui tendit l’appareil.

– Gardez-le, lui dit-il. En preuve de ma bonne foi. Comprenez-moi bien, jeune homme, je ne cherche pas à vous arracher votre soutient par la force. Je veux que nous soyons bons amis et que nous coopérions. Je peux vous apporter beaucoup : vous aurez la Griffe mais vous pourrez aussi profiter de mon expérience et de mes connaissances relatives à notre monde. Tant que vous serez notre allié, ce phare sera votre foyer, votre forteresse, un lieu de retraite possible en cas d’ennuis. Vous et votre amie n’aurez pas à souffrir de la misère, vous aurez toujours un toit et un repas ici, avec nous.

Eidolon resta un long moment la tête baissée, contemplant le radar miniature. Les paroles de Zénei le réjouissaient plus qu’il n’aurait voulu le montrer. Il s’était en effet demandé comment il ferait pour survivre sans argent ni allié. De plus, il avait craint qu’un jour quelqu’un découvre qu’il avait massacré les habitants de Kaez et que la justice le condamne. Désormais, il avait un abri, une échappatoire. Plus que cela, même : le premier point fixe dans sa vie depuis la mort de son père. Au fond, il était soulagé.

– Merci, dit-il simplement en refusant de dévoiler son émoi.

Ce à quoi Zénei sourit d’un air paternel, comme si cela lui suffisait.

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