Chapitre 23

Plus tard, l’un des moines conduisit Eidolon à sa chambre. Il fut surpris de ne pas y trouver Naria, qui aurait dû la partager avec lui.

– Où est mon amie ? demanda-t-il au serviteur.

Celui-ci haussa les épaules et répondit qu’il ne savait pas. Il se détourna aussitôt après, se sentant apparemment peu concerné par les préoccupations du jeune homme.

Eidolon marmonna une malédiction à son égard, puis inspecta rapidement la chambre. Tout était impeccablement rangé. On aurait dit que personne n’y était jamais entré. Rien, en vérité, n’attestait que Naria y était venue. Était-elle sortie se promener sur la plage ?

Le jeune homme lança un regard par une fenêtre et frissonna en apercevant le paysage lugubre et noyé d’obscurité. Non, Naria n’aurait jamais osé affronter seule un décor si inquiétant… peut-être était-elle partie visiter le phare, à la recherche d’une salle de bain ? Cela lui aurait mieux correspondu.

Soudain, Eidolon perçut un mouvement au-dehors. Attentif, il se pencha par la fenêtre : quelque chose avait bougé dans la cour du phare. Or, il était tard, les moines auraient dû dormir. Et si c’était l’Hecton ? songea-t-il. Il s’obligea à repousser ses craintes : non, c’était sûrement Naria, qui s’était perdue en bas ! Riant de la bêtise de sa camarade, il sortit de la chambre et dévala le grand escalier de bois.

Le silence qui régnait dans la cour le surprit. Tout semblait… mort. Immergé dans les ombres, Eidolon voyait désormais un visage du phare que Zénei ne lui avait pas montré. Les façades étaient sales, la peinture écaillée, les planches disjointes. Sous le halo blanchâtre de la lune, ce lieu redevenait ce qu’il était : un vestige du passé, une ruine fracassée et poussiéreuse.

– Naria ? appela doucement le jeune homme.

Seul un vague écho lui répondit : ria… ria… ria…

Eidolon sursauta quand une vague se brisa bruyamment contre la muraille. Sa nervosité l’agaça et il se força à ne plus voir qu’une cour sombre, une banale cour de monastère vieillot, avec son carré de laitues et le râteau oublié près d’une fenêtre.

Soudain, il remarqua d’une lumière papillotait non loin. Il s’approcha, pensant avoir retrouvé Naria. Trop tard, il prit conscience qu’il se dirigeait vers la cellule de Chaos.

La scène qui l’accueillit lui arracha un cri de surprise, aussi involontaire que sonore.

La lumière était celle d’une bougie posée à terre et illuminait la petite silhouette de Chaos qui plaquait Naria contre le mur. Les jambes de la jeune fille pendaient à une dizaine de centimètres du sol en dépit de sa taille élancée. Par bonheur, l’Hecton la tenait par l’épaule et non par le cou, sans quoi sa poigne l’aurait déjà tuée.

Eidolon resta un instant figé par la stupéfaction. L’apercevant, Chaos riva sur lui un regard mauvais et gronda comme une bête. Le jeune homme sortit de sa manche un couteau qu’il avait eu la bonne idée de voler pendant le repas.

– Attends ! le supplia Naria d’une voix tremblante. C’est de ma faute, je l’ai effrayé et…

En l’occurrence, Eidolon trouvait qu’attendre était une idée particulièrement stupide, surtout vue la façon dont Chaos le fixait. Mais ni l’un ni l’autre n’eurent le temps de prendre une décision : un pas précipité retentit et un moine armé apparut sur le seuil.

– C’est quoi ce raffut ? commença-t-il, avant de voir ce qui se passait.

La réaction fut immédiate : son visage se décomposa et prit une pâleur de cadavre. L’homme pointa son arme devant lui, un antique fusil de chasse qui n’eut pas l’air d’impressionner Chaos.

– Qu’est-ce que vous avez fait ? s’exclama le garde d’une voix qui partait dans les aigus. Vous lui avez ouvert la porte ! Et vous l’avez détaché ! Mais… mais il faut être fou pour ça, il va tous nous tuer maintenant !

– Non, écoutez ! intervint Naria. Ne lui faites pas de mal, il est gentil en fait…

Eidolon ne peut s’empêcher de rire. Les nerfs, pensa-t-il. Il aurait dû rester concentré, mais c’était vraiment trop absurde d’entendre cette idiote qualifier de « gentil » le monstre qui l’écrasait contre le mur.

À l’inverse, ces paroles parurent plonger le garde dans des abîmes de désespoir. Ses mains se crispèrent violemment sur le fusil et sa respiration devint saccadée.

– Vous nous avez condamnés… haleta-t-il, à la limite de la panique.

Eidolon comprit qu’il devait parler avant que l’homme ne perde complètement son calme. Mais, là encore, il s’en rendit compte trop tard. Le garde renonça brusquement à toute prudence et braqua son fusil vers Chaos.

Cette fois, en revanche, il fallut à Eidolon moins d’une demi-seconde pour comprendre que Naria était sur la trajectoire de la balle. Il réagit.

Il se tourna et frappa. Son intention était au départ de bousculer l’homme, à la place le couteau de cuisine s’enfonça profondément dans sa poitrine. Plus tard, quand Eidolon raconta cet épisode, il prétendit avoir volontairement utilisé son arme improvisée. En vérité, il avait pratiquement oublié qu’il tenait ce couteau et avait juste fait un faux mouvement.

Le fusil lâcha un grand « bang », mais le tir fut heureusement dévié et n’atteignit personne. Eidolon s’attendait à ce que son adversaire lui porte un coup, mais vit avec stupeur le corps du garde basculer sur le sol. Dans la pénombre, il lui fallut quelques secondes pour réaliser que le couteau saillait de sa poitrine à l’emplacement du cœur.

Eidolon resta bouche bée. Chaos choisit cet instant pour lâcher brusquement Naria, qui tomba à terre en gémissant. Dès que la jeune fille vit l’homme, elle s’exclama :

– Tu l’as tué ?

Ses paroles réveillèrent Eidolon. Il prit alors pleinement conscience de son acte : il avait tué l’un des serviteurs de son hôte. L’alliance n’était plus de mise, car désormais il avait endossé le rôle de l’ennemi. La panique l’envahit.

– Il faut partir ! dit-il. Viens vite !

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