L’éternel navigateur

« De plus que personne n’a d’assurance hors de la foi s’il veille ou s’il dort, vu que durant le sommeil on croit veiller aussi fermement que nous le faisons. », Pascal, Pensées.

Ulysse vogue, le visage effleuré par les embruns. Tout à une douceur extraordinaire, digne d’un rêve. L’aube se lève à peine et la lumière est magnifique : blanche et pure, elle jette pourtant d’étonnants reflets roses et ocres sur la mer paisible.

Tout évoque la perfection absolue, et le héros antique se doute que cette sensation est grandement due à la joie qu’il éprouve en lui-même. Et il a toutes les raisons du monde de se réjouir : aujourd’hui, le navire enchanté des Phéaciens le ramène chez lui. Il va revoir Ithaque, revoir son fils et sa femme, après de si nombreuses épreuves…

– Terre en vue ! clame soudain la vigie.

À ce cri, le sage Ulysse oublie sa propre épithète et se précipite jusqu’au bastingage, par-dessus lequel il se penche au risque de tomber. Il ne distingue encore rien, car la brume matinale brouille les contours au-delà de quelques mètres, mais il sent qu’il approche du but. Enfin, enfin… songe-t-il tandis que son cœur bat la chamade.

– C’est n’importe quoi.

– Quoi ?

– Mais ça, enfin ! Homère dit bien, dans l’Odyssée, qu’Ulysse est censé être endormi à cet instant. Depuis le départ de Phéacie, en fait. Ils auraient au moins pu faire un effort !

– Baisse d’un ton, il va nous entendre !

Ulysse fait volte-face, pensant avoir perçu l’éclat d’une dispute. Mais tout est calme sur le navire. Les Phéaciens rament et manœuvrent adroitement leur bâtiment. En vérité, le héros errant ne se souvient pas de les avoir déjà vus en colère, que ce soit en mer ou au palais du roi Alcinnos.

Cette pensée ravive ses souvenirs : l’accueil de la petite princesse Nausicaa, sa fraîcheur, sa bonté, la simplicité avec laquelle elle l’a invité à la cour de son père… Lui qui avait subi tant de tourments auparavant, il a cru revivre. Il ressent une bouffée de joie : c’est fini, désormais, il n’est plus pourchassé par un dieu vengeur, la mer ne tentera plus de le noyer, il pourra enfin échapper à son emprise pour fouler le sol de sa chère Ithaque…

Il l’aperçoit, désormais. Deux falaises se dressent à l’entrée du port, toutes en nuances de gris et de bruns. D’où il est, il devine les fleurs jaunes et violettes qui poussent entre les rochers, les nids des cormorans et le bourdonnement des ruches nichées dans les minuscules grottes. Et toujours cette lumière magnifique qui saupoudre chaque chose d’un lustre d’argent… Tout est parfait. Véritablement parfait.

Mais, soudain, le bateau cesse d’avancer. Le choc projette tout le monde en avant et Ulysse se retient de justesse à un cordage, car il est encore penché au-dessus des flots. Il se redresse, regarde autour de lui et ne comprend pas : les hauts-fonds sont loin, alors sur quoi le navire a-t-il pu s’échouer ?

– Vous voyez ce qu’on a heurté ? interroge-t-il un marin

Celui-ci n’a pas le temps de lui répondre : aussitôt l’univers se déchire. Le calme cristallin se change en un déchaînement digne d’une colère divine. Le ciel azur prend des couleurs malsaines, mélange de jaunes et de pourpres, et se remplit d’éclairs. Plus aucun vent ne fait frémir les voiles dorées mais la mer se couvre d’immenses vagues qui font danser le navire de crête en crête. Ulysse est projeté sur le pont, puis sent que celui-ci s’incline. Il roule jusqu’à l’autre bastingage, manque de finir assommé mais parvient, tant bien que mal, à se lever. Mi-rampant mi-escaladant, il court vers le pilote qui tente en vain de stabiliser son bâtiment.

– Le cap ! lui crie-t-il. Maintiens le cap, nous avons une chance si nous réussissons à entrer dans le port !

Mais le pilote reste figé et Ulysse pense qu’il n’a pas entendu. Puis il découvre ce que le Phéacien a vu avant lui.

Entre eux et le port d’Ithaque, il n’y a plus de mer. Il y a un gigantesque abîme, noir et irréel, comme si on avait découpé les flots aux ciseaux. Le navire s’y est déjà engagé jusqu’à la proue et bascule inexorablement.

– Non ! hurle une dernière fois Ulysse, les yeux rivés sur la masse indistincte d’Ithaque.

Tout mouvement cesse…

Ulysse vogue, le visage effleuré par les embruns. Tout à une douceur extraordinaire, digne d’un rêve. L’aube se lève à peine et la lumière est magnifique : blanche et pure, elle jette pourtant d’étonnants reflets roses et ocres sur la mer paisible…

– Mais enfin, qu’est-ce que tu fiches ? Regarde-moi ça, c’est revenu au début !

Comment ? Attends, c’est pas moi qui ai fait ça !

Ne me dis pas que c’est encore…

Non, attends ! C’est arrangé, voilà… pas la peine d’ameuter tout le monde.

Ulysse se retourne, persuadé d’avoir entendu quelqu’un crier. Mais tout est calme sur le navire des Phéaciens. D’ailleurs, tout est calme partout : la mer et le ciel sont la quintessence de la sérénité et de la beauté, aussi bleus l’un que l’autre, aussi parfaits l’un que l’autre. En bref, oui, tout est parfait.

Puis, soudain, un choc projette les occupants du navire au sol. Ulysse se redresse et constate avec une stupéfaction mêlée d’horreur la transformation du paisible paysage marin en un amas hideux de pourpres et de jaunes. La mer elle-même prend une teinte orange, comme une image dont on aurait inversé les couleurs. Le bateau oscille de vague en vague, à un rythme infernal de montagnes russes. Au prix d’efforts insensés, Ulysse parvient à atteindre la barre et crie au pilote de tenir le cap, mais l’homme est figé comme un enregistrement mis en pause. D’ailleurs – Ulysse s’en aperçoit en tournant la tête – tous les autres marins sont immobiles, debout ou à moitié relevés, semblables à des statues.

Au milieu de la mer, un immense abîme s’entrouvre, béant et avide. Le navire hésite, se balance un instant, puis bascule vers le fond…

Ulysse vogue, le visage effleuré par les embruns. Tout à une douceur extraordinaire, digne d’un rêve. L’aube se lève à peine et la lumière est magnifique…

Ça suffit, coupe !

L’image bleutée disparaît aussitôt. L’obscurité la plus complète lui succède, puis les lumières se rallument brusquement. Les capteurs posés sur la peau du Visiteur N°334 se détachent d’eux-mêmes mais « Ulysse » reste parfaitement immobile. Sans la courbe rassurante de l’encéphalogramme, on aurait pu le croire mort.

Derrière leurs écrans, les techniciens d’Aqua Virtual Parc échangent un regard nerveux, se demandant tous deux s’ils auront encore leur travail à la fin de la journée. Il faut dire que chez Aqua Virtual, les postulants ne manquent pas ! Situé au large des côtes Britanniques, le complexe est devenu très à la mode depuis trois ans : les simulations qu’il propose, spécialisées dans les aventures en mer, en ont fait l’attraction la plus prisée pour les départs en vacances à bon marché. Et les deux collègues viennent de lobotomiser un client qui devait simplement rejouer le retour d’Ulysse sur Ithaque, où il aurait été reçu avec tous les honneurs avant de retourner gentiment à la réalité.

Murielle marmonne une bordée de jurons. Elle n’a tout de même pas autant travaillé pour… pour arriver à ça !

– Je t’avais dit de faire attention ! gronde-t-elle à la face mal rasée de Stephan.

Celui-ci, qui possède beaucoup moins d’assurance que l’énergique mademoiselle Muriel, se tasse sur sa chaise. Lui, il trouve plus facile de considérer que son job consiste à appuyer sur des boutons sans chercher à comprendre – après tout c’est au concepteur de fignoler les simulations – et il a du mal à voir comment cette activité si anodine a pu donner ce résultat.

– Bon, faut en parler à Tom, décrète-t-il.

Tom, le chef de leur section, arrive et constate les dégâts avec pessimisme.

– Encore un, dit-il sombrement.

– Oui, monsieur, lui dit Murielle. Je ne sais pas ce qui a pu se passer, la simulation s’est mise à tourner en boucle et…

– C’est le troisième cette semaine, monsieur, renchérit Stephan.

– Et le dixième ce mois-ci, complète Tom d’une voix lasse.

À lui aussi, son poste ne tient qu’à un fil. Il n’est que l’employé d’Aqua Virtual Direction, et donc il est également soumis au bon vouloir d’un chef plus haut placé. Or, que dira ce chef, quand il entendra que son subordonné crée des comateux en chaîne ? Tom voit déjà les gros titres : Des nouvelles du large à tomber raide : la machine à légumes !

Après un instant de réflexion, il déclare :

– Mettez-le en bas avec les autres. Sa fiche dit qu’il a payé pour trois jours, considérons qu’il l’a fait pour dix. S’il a de la famille, envoyez-leur un message pour leur faire savoir qu’il a prolongé son séjour. Sinon, laissez couler. De toute façon, j’ai entendu que c’était pareil dans les autres complexes. Essayez de le remettre sur pied. Après les dix jours… on avisera.

La tâche échoit à Stephan, qui hisse le Visiteur sur un brancard et le descend jusqu’à l’hôpital miniature improvisé dans la salle C. Dix autres personnes gisent sur des lits, immobiles, la respiration lente, les yeux grands ouverts mais ne voyant rien. Le technicien intercale le brancard entre eux, pose une perfusion dans le bras du Visiteur N°334, note son nom et son matricule sur la fiche et éteint la lumière en sortant.

Dans la pénombre parcourue du bip des moniteurs médicaux, les dix patients rêvent, en attendant que l’Aqua Virtual trouve un moyen de les réveiller. Il y a là trois pirates mondialement redoutés, une sirène, quatre aventuriers à la recherche du Nouveau Monde et deux sous-mariniers explorateurs d’abysses. Le Visiteur N°334, lui, se voit voguant vers la mythique Ithaque, le cœur gonflé de joie à l’idée de retrouver femme et enfant, chargé de cadeaux somptueux. Mais à chaque fois, la mer s’ouvre devant sa proue et il aperçoit l’île qui s’éloigne de lui, puis tout recommence.

Encore et encore.

Encore et encore.

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