Chapitre 21

Aïtia, qui avait assisté à la conversation entre Ésis et Sicksa avec perplexité, gronda soudain :

– Eh, c’est quoi ce bazar ? Qu’est-ce qu’on fiche ici ? Ésis, si c’est ton maudit esprit-gardien qui nous a tendu un piège…

– Non, non, laisse-moi t’expliquer ! protesta le garçon.

Mais elle n’entendait pas, bien sûr. Une idée lui traversa la tête. Il s’accroupit et se mit à écrire dans la poussière. L’entreprise n’était guère facile, car il avait l’impression que ses doigts étaient engourdis, cependant il parvint à résumer la situation. Énantion opina du chef en décryptant les lettres. En revanche, Aïtia détourna le regard et marmonna :

– Je sais pas lire.

À force de gestes, Ésis parvint à lui faire comprendre où ils se trouvaient.

– Mais toi, tu entends ? fit la jeune femme quand il eut fini. Pourquoi sommes-nous sourds et pas toi ?

– Je ne sais pas non plus, répondit-il en oubliant qu’elle n’entendait pas. Je suppose que c’est en relation avec nos Dons… le prince Énantion et toi êtes des Observateurs, donc vous voyez ce qui nous entoure, mais moi j’ai deux Dons alors je vois et j’entends. C’est ça, Sicksa ?

– Probable.

– Dis-moi, j’ai une question… sommes-nous réellement ailleurs ou bien…

Il se tut, car lui-même ne savait pas comment formuler sa pensée. Sicksa sourit avec malice.

– Tu es malin, dit-il. Très malin. Mon monde et le tien sont à la fois proches et éloignés, en contact mais imperméables à tout contact. Devine.

– C’est une énigme ? Alors je dirais… que le monde des esprits occupe le même espace que celui des hommes. Mais il est en dehors des perceptions humaines, c’est ça ?

– Gagné.

– Donc nous n’avons pas vraiment quitté Topaï. Ça veut dire que les Revendeurs sont toujours là, même s’ils ne peuvent pas nous atteindre. On ferait mieux de s’éloigner, alors. Est-ce que tu pourrais nous guider jusqu’à l’extérieur de la ville ? Près de l’éliplane par exemple.

Sicksa hocha la tête et se leva. Ésis fit signe à ses compagnons, qui comprirent qu’ils devaient le suivre. Tous quatre se mirent en route au milieu des formes tremblantes, attentifs à n’en toucher aucune. Cependant, Sicksa passait au travers sans hésitation, et ils furent bien obligés de l’imiter. Et si c’était des maisons ? songea le garçon. Leur disposition lui rappelait celle des hautes demeures de Topaï. Était-ce ainsi que les esprits voyaient les villes ?

– C’est vraiment étrange, commenta Énantion après avoir traversé une dizaine de ces obstacles.

– C’est vrai, renchérit Ésis en s’adressant à Sicksa. Mais si tu peux passer à travers n’importe quel objet, pourquoi n’as-tu pas échappé à l’homme qui te retenait, tout à l’heure ? Tu aurais pu te réfugier ici et tu aurais été hors de sa portée.

– Mais j’avais peur. Et puis, on ne peut pas toujours entrer comme ça. Certains endroits permettent d’entrer, d’autres non.

– Alors il y aurait des sortes de… portes du monde des esprits ?

– Qu’est-ce qu’une porte ?

Sicksa semblait sincèrement surpris, et Ésis se rendit compte que le concept de « porte » ne devait pas avoir beaucoup de sens pour un esprit des bois qui pouvait entrer partout en traversant la matière.

– Et pour sortir ? s’enquit-il. Est-ce que c’est pareil ? On peut quitter ce monde n’importe quand, ou bien faut-il attendre le prochain point de sortie ?

– Pareil, mais il y a plus de sorties. C’est compliqué.

Pour une fois qu’il le reconnaissait, Ésis n’allait pas insister. Bientôt, l’esprit-gardien s’arrêta face à une étendue vide et dit :

– C’est là.

– La sortie ?

– Oui. Donnez-moi la main, comme tout à l’heure.

Ésis traduisit, par gestes, ce qu’il fallait faire. Aïtia et Énantion obtempérèrent, mais aussitôt une expression étonnée se peignit sur leurs visages.

– Je ne sens rien, dit Aïtia. C’est comme avec ces choses qu’on a traversées.

Ésis se tourna vers Sicksa, qui haussa les épaules et déclara :

– Ce n’est pas grave, du moment que nous formons une chaîne.

À son tour, le garçon prit la main d’Aïtia et celle de l’esprit-gardien. Lui, au contraire, percevait parfaitement leur contact. La jeune femme dut s’en apercevoir car elle fronça les sourcils, l’air encore plus surpris.

– Mais… commença-t-elle.

Cependant, Sicksa leur avait déjà fait quitter le monde des esprits. De nouveau, les contours se brouillèrent et la lumière changea. Avant qu’il ait pu cligner des yeux, Ésis se trouvait dans la pénombre verte et frémissante de la Grande Forêt.

– L’éliplane ! signala-t-il en désignant la grosse machine, à moitié dissimulée sous les plantes.

Celles-ci avaient en effet commencé à recouvrir l’appareil, alors qu’il n’était là que depuis quelques heures. Énantion lui jeta un regard dégoûté.

– On ne va tout de même pas fuir avec ça

Il tenait toujours son bâton-feu, comme si sa main s’était irrémédiablement crispée dessus. Au moins, il pourrait brûler les plantes et dégager l’éliplane. Sicksa avait déjà entrepris de les retirer et Ésis esquissa un geste pour l’aider, mais Aïtia le retint.

– Attends un peu, toi ! lui dit-elle. Ton esprit-gardien, tu le vois et tu l’entends ?

– Bien sûr, répondit-il innocemment.

– Mais c’est impossible ! Enfin, ça signifierait que tu as deux Dons ? Personne ne peut à la fois voir et entendre les monstres des bois.

– Moi, je peux. Tu… tu penses que c’est un problème ?

– Alors là, quand Messon saura ça ! Déjà que je pensais l’intéresser en lui disant que tu as traversé seul la Dévoreuse en pleine nuit… mais alors là, que tu puisses voir, entendre et même toucher les esprits de la nature ! Il ne va jamais…

Soudain, ses traits se contractèrent et son visage prit une expression effrayante. Ésis, croyant l’avoir vexée, contempla un instant la jeune femme avec un silence penaud. Puis il aperçut la flèche qui dépassait du flanc d’Aïtia.

Celle-ci toussa et appuya sa main contre sa blessure, l’air étonnée. Avec horreur, Ésis découvrit la flèche qui s’était plantée dans son dos et avait traversé jusqu’à ce que la pointe ressorte légèrement. La guerrière resta immobile quelques secondes, puis bascula brusquement en avant, face contre terre.

– Là, chef ! cria une voix. Je l’ai eue !

Ésis, qui s’était jeté au sol près d’Aïtia, releva la tête et aperçut l’archer qui avait tiré, un Revendeur aux cheveux filasses. D’autres hommes apparurent à ses côtés, tous lourdement armés. Énantion les vit aussi et esquissa un mouvement pour fuir, mais il était déjà encerclé.

– Pas très malin, dit l’un des Revendeurs. Votre engin, là. Vous auriez dû vous douter qu’on vous y attendrait. On l’a trouvé avant de lancer l’assaut, alors on a posté des gardes pour voir ce qui viendrait. Mais je ne m’attendais pas à faire une si belle capture : le prince héritier en personne !

Ésis se tourna pour voir Sicksa, espérant qu’il pourrait les ramener dans le monde des esprits. Mais son compagnon, qui avait pris sa forme d’oiseau, était déjà enfermé dans une petite cage. L’un des hommes s’approcha du garçon et lui saisit les poignets, l’empêchant ainsi de s’enfuir et de se débattre.

– Non, intervint Énantion d’une voix tremblante. Ils m’ont aidé par hasard, laissez-les partir…

– Désolé, mais les femmes et les enfants se vendent bien, de nos jours. À plus forte raison si la femme est forte et si l’enfant possède plusieurs Dons, comme j’ai cru comprendre. Quant à vous, je suis sûr que quelques ennemis de la couronne ont hâte de vous voir tomber entrer leurs mains…

Énantion resta figé une seconde, atterré. Puis sa bouche se crispa en une moue nerveuse et il s’élança vers le Revendeur, le bâton-feu brandi comme une massue. Avec un cri de guerre, il tenta de l’asséner sur le crâne de son ennemi, mais celui-ci le désarma d’un simple geste et l’assomma. Voyant son compagnon à terre, Ésis sursauta et échappa presque à la poigne de celui qui le retenait. L’homme le rattrapa aussitôt et le garçon sentit un choc contre sa tempe, avant de s’effondrer à son tour.

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