Chapitre 18

– Comment ça, un Hecton ?

Eidolon fixait Zénei avec colère, tout en essayant de consoler Naria. Celle-ci avait plaqué son visage contre son épaule et sanglotait nerveusement. Le jeune homme devinait que ses larmes était davantage dues au choc qu’à un réel chagrin face à la mort de Grenn. Lui-même n’aurait pas pleuré sur cette crapule qui comptait les tuer la veille, mais la vision de son corps raide l’avait empli d’horreur.

– Un Hecton ? répéta-t-il, car Zénei ne disait toujours rien. L’un des monstres qui ont détruit le monde ? Vous gardez ça chez vous ?

– C’est nécessaire, répondit enfin le vieux prêtre.

– Nécessaire ? Votre monstre vient de tuer le chef de mes hommes !

– S’il n’avait pas eu la bêtise d’ouvrir cette porte, il serait encore en vie.

– Et c’est…

– Et il ne l’aurait pas ouverte si vous n’aviez pas eu la stupidité de lui ordonner de fouiller cet endroit !

Cette remarque vint à bout de la colère d’Eidolon. Il sentit une pointe de culpabilité s’insinuer dans son cœur, profonde et aiguë, mais refusa de le laisser voir.

– Je croyais que les Hectons avaient disparu il y a cent ans, fit-il remarquer d’un ton plus calme mais glacial.

Zénei se rassit dans son fauteuil avec raideur, comme si tout son âge lui était retombé dessus d’un coup.

– Je suis désolé pour votre compagnon, dit-il avec lassitude. Normalement, des moines gardent la porte. Ils auraient dû l’empêcher de s’approcher.

Il entrecroisa ses doigts et expliqua :

– Les Hectons sont bel et bien morts il y a cent ans – quatre-vingt quinze ans et demi, plus précisément. Mais le fait est qu’il y en a un qui est de retour. Je ne sais pas pourquoi. Je suppose qu’une sorte de modèle génétique est apparu dans la nature il y a cent ans et qu’une fois apparu il a… resurgi après une certaine conjonctions de facteurs.

Eidolon jeta un regard par la fenêtre. En bas, les moines retiraient prudemment le corps de Grenn. L’enfant était assis, immobile, la tête baissée et les bras ballants. Personne ne s’approchait de lui.

– Je l’ai trouvé dans une ville de l’extrême ouest, poursuivit Zénei. Il traînait dans les quartiers pauvres, en mangeant des ordures pour survivre. Je crois qu’il a été abandonné peu de temps après sa naissance à cause de son apparence étrange. Je l’ai découvert au cours d’un voyage, il y a deux ans. En le voyant, j’ai su immédiatement ce qu’il était.

– Vous êtes sûr qu’il ne s’agit pas seulement d’un albinos ? voulut savoir Eidolon.

Zénei secoua la tête.

– Non, dit-il. Puisque vous connaissez cette maladie, vous devez aussi savoir qu’elle est due à un gène défaillant dans l’ADN. J’ai testé moi-même cet enfant. Il ne possède rien de tel.

Eidolon ne comprit pas grand-chose à cette réponse, mais hocha la tête.

– En revanche, les tests sont formels, continua le vieil homme. Il s’agit bien d’un Hecton. Mais son état actuel me laisse perplexe. Les Hectons étaient une race intelligente, semblable aux êtres humains. La seule différence, c’est qu’ils n’avaient aucun sentiment humain. Or cet enfant est muet. Il entend parfaitement et sa gorge est intacte, mais c’est comme si le problème venait de son esprit. Il ne semble comprendre que les mots simples, il ne sait rien faire à part manger et dormir. C’est tout juste s’il sait marcher.

– En bref, c’est un demeuré, résuma Eidolon.

– Il semblerait. C’est peut-être l’une des raisons pour laquelle ses parents l’ont abandonné. Mais c’est indéniablement un Hecton. Il en a l’apparence, et surtout il est pourvu d’une force anormale. Si nous avions regardé par la fenêtre il y a cinq minutes, je pense que nous l’aurions vu briser la nuque de votre compagnon d’une main. Sans effort. Pour un enfant humain, ce serait impossible.

Naria s’essuya les yeux, s’approcha de la fenêtre et murmura :

– Mais il a l’air si petit… on dirait presque mon frère. Il…

– Il porte un nom. Chaos.

– Bien choisi, fit Eidolon avec un sourire sans joie.

– Nous n’avons rien choisi du tout. Nous avons essayé de l’appeler autrement, il était déjà suffisamment effrayant comme cela. Mais il n’a jamais répondu qu’à ce nom : Chaos. C’est l’un des détails qui me font douter qu’il s’agisse d’un simple enfant mentalement déficient.

Eidolon grimaça.

– Alors il comprendrait le sens de ce mot ?

Zénei haussa les épaules.

– C’est possible, admit-il. Je ne suis sûr de rien. Sauf d’une chose, peut-être : grâce à sa force anormale, cet enfant est l’arme dont nous avons besoin pour détruire la Dévoreuse.

– De quelle façon ?

– Le puits dont je vous ai parlé, cet épicentre dont dépend la Dévoreuse… eh bien il est caché, camouflé par une barrière qui bloque les perceptions humaines. Un Observateur pourrait le voir en exerçant sa vue, mais pas le toucher, car il est en quelque sorte hors réalité, dans une dimension inaccessible. Or, Chaos possède une autre particularité étonnante : il est capable d’amplifier tous ses sens au même moment.

Cette fois, malgré la gravité de la situation, Eidolon éclata de rire.

– C’est impossible, répliqua-t-il. Cent ans que les Dons sont apparus et personne n’en a jamais eu plusieurs, et surtout pas activables en même temps. Ça ne s’est jamais vu.

– Et pourtant, Chaos possède tous les Dons. Je suppose qu’il s’agit d’une caractéristique propre aux Hectons. Ils ont été les premiers à avoir les Dons, alors peut-être était-ce ainsi à l’origine. Quoi qu’il en soit, c’est grâce à ses capacités que Chaos est capable de détecter le puits d’énergie et de le détruire, grâce aux Griffes.

Zénei se tut, laissant à Eidolon le temps de réfléchir à ce qu’il venait de dire. Le jeune homme trouva en effet que méditer sur ces révélations était une excellente idée. Pensif, il s’approcha de la fenêtre et contempla, au loin, la cime des hauts arbres.

– Qu’arrivera-t-il si le puits est détruit ? demanda-t-il.

– La Dévoreuse le sera aussi, répondit Zénei. Les esprits de la nature seront privés de leur énergie et mourront. Ils ne sèmeront plus de graines et n’entretiendront plus leur forêt, qui d’ailleurs ne sera plus qu’un amas de plantes géantes desséchées. Les hommes ne seront plus confinés dans leurs villes, ils pourront reprendre leurs activités à l’extérieur et retrouver leur gloire d’autan.

Eidolon avait du mal à imaginer un tel monde. Voyant son hésitation, Zénei proposa :

– Que diriez-vous de vous joindre à moi pour le dîner ? Nous aurions l’occasion de parler et de nous mettre d’accord. Et puis je vous montrerai le radar grâce auquel je peux savoir où sont les Griffes.

Cette idée convainquit Eidolon de rester. D’abord pour mettre la main sur la deuxième Griffe… et aussi parce qu’il n’avait plus assez d’argent pour se payer un repas.

– Très bien, dit-il. Marché conclu.

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