Chapitre 17

Un son digne d’un gong fit sursauter Ésis, ce qui faillit le projeter dans le vide. Il eut le même effet sur les gardes en faction dans la ville, bien qu’ils ne churent que de leur tranquille somnolence. Des groupes d’hommes armés envahirent les rues, courant qu’un endroit à un autre pour déterminer la cause du bruit. L’alerte retentit plus fort.

Ésis ne comprenait pas ce qui se passait. Il crut un instant que les gardes étaient sortis pour l’arrêter. Mais pourquoi aurait-on déployé autant de moyens pour sa pauvre personne ?

– Il se passe quelque chose de grave, je crois, dit-il à Sicksa.

Celui-ci avait pris sa forme d’oiseau et s’envola plus haut, puis revint et confirma que les gardes se dirigeaient vers les portes de Topaï, de l’autre côté de la ville.

Ésis raffermit ses prises comme il put. Il était dans une position très inconfortable, une jambe dans le vide et étiré contre le mur. Malgré son assurance, il savait qu’il ne tarderait pas à tomber s’il restait ainsi. Or, la rue était pleine de gardes. Et si celui de la porte se trouvait parmi eux ?

– Par le toit, parvint-il à souffler. On va s’échapper par là, ensuite on redescendra plus loin.

Accompagné de Sicksa, qui refit donc le chemin inverse. Garder l’équilibre sur les corniches étroites ne lui posait pas de problème, mais s’y accrocher et se balancer de l’une à l’autre commençait à le fatiguer.

– On y est presque, l’encouragea l’esprit des bois.

Il atteignit le toit avec un soulagement indicible, les bras et les jambes parcourus de crampes. Il reprit son souffle, s’étira et commit sa première erreur : il avança d’un pas. Or, le toit n’était pas des plus solides. Trois jours plus tôt, la foudre l’avait frappé et les domestiques consternés avaient découvert un superbe trou qui laissait magnifiquement bien passer la pluie. On l’avait rebouché avec une simple bâche et masqué d’une série de tuiles neuves.

Ésis, qui n’en savait rien, y marcha franchement, avec une assurance malheureuse. Les tuiles casèrent aussitôt et la bâche creva. Avant qu’il ait pu comprendre ce qui lui arrivait, le garçon passa à travers la toiture et tomba lourdement sur un sol heureusement couvert de coussins.

Quelques secondes lui suffirent pour constater qu’il n’avait rien de cassé. En vérité, les fruits dans ses poches avaient beaucoup plus souffert que lui. Sicksa, inquiet et surpris par sa brusque disparition, le rejoignit à tire d’ailes.

– Ça va ? lui demanda-t-il.

– C’est même parfait pour une compote, répondit Ésis en riant.

Il sortit une poire à moitié écrasée et rit nerveusement. Il avait porté le fruit à sa bouche – pour ne pas gâcher la nourriture – quand il s’aperçut que la pièce n’était pas vide. Deux personnages le contemplaient avec un air effaré.

Le garçon se releva d’un bond, manquant de s’étouffer. Le plus vieux des deux hommes, qui avait un maintient assez hautain, s’arracha à sa stupeur et se tourna vers le plus jeune.

– Je croyais qu’il était sous bonne garde ! le gronda-t-il.

– Mais, messire Sérem…

Ésis reconnut soudain le jeune homme : c’était le noble auquel il avait volé l’équi ! Il se faisait tout petit face à son aîné, comme s’il redoutait sa colère à venir.

– J’ai ordonné aux gardes… reprit-il timidement.

– Je vous ai déjà dit de mieux choisir vos gardes ! Vous auriez dû désigner ceux que votre père avait chargés de votre protection. À la place, vous avez tenu à choisir des hommes de troupe sans subtilité.

Ils avaient l’air très occupés, l’un à s’énerver et l’autre à s’excuser. Ésis en profita pour s’éloigner discrètement vers la porte. Peut-être l’aurait-il franchie si un garde ne l’avait pas ouverte avant.

– Prince, s’exclama-t-il en entrant précipitamment, les Revendeurs sont entrés ! Ils seront maîtres de la ville d’ici une demi-heure.

Un profond silence accueillit ces paroles. Ésis ne savait pas qui étaient les Revendeurs. Cependant, d’après la mine effrayée des deux nobles, ce devaient être des gens dangereux.

– Malédiction ! finit par s’écrier le plus vieux – Sérem.

– Ils se dirigent par ici, ajouta le garde. Ils ont amené une machine avec eux et rien ne leur résiste…

– Par ici ? sursauta le jeune noble. Mais pour quoi faire ?

Sérem pivota vers lui, le visage rouge de contrariété.

– Mais pour vous capturer vous, Prince ! dit-il. Vous pensiez que les Revendeurs ne vendaient que des esclaves de basse naissance ? Ils vous enlèveront et demanderont une rançon à votre père, voilà ce qu’ils veulent !

– Alors ils ne me tueront pas…

Le jeune homme semblait soulagé.

– Vous êtes naïf, le détrompa Sérem. Ils pourraient aussi vous vendre à l’un des ennemis du royaume qui, lui, ne se gênerait pas. Votre père ne me pardonnerait jamais… que faire ? Ils doivent déjà bloquer les sorties de Topaï !

Le garde toussota.

– Peut-être qu’avec mes camarades du cortège, nous pourrions… commença-t-il.

– Oh, ne soyez pas ridicule ! s’écria Sérem. Les Revendeurs sont une vraie armée, dont l’organisation est devenue proverbiale. Et nous n’avons qu’une dizaine de gardes !

– Je n’aurais jamais dû partir du palais ! se lamenta le jeune noble. Je n’aurais pas dû écouter mon père et aller à la cour de notre cousine Abja. Si j’avais refusé…

– Vous obéirez à votre père aussi longtemps qu’il vivra ! glapit Sérem. Un point c’est tout ! En attendant, il doit bien y avoir un moyen… Parlementer avec les Revendeurs ? Vous cacher et nier que vous étiez avec nous ? Non, ils n’y croiront jamais.

Ésis, qui tentait de nouveau sa chance du côté de la porte, eut soudain une idée.

– Il y a un passage dans la muraille, dit-il. C’est par là que je suis entré.

– Et nous pourrions nous en servir pour sortir ! s’exclama Sérem. Excellente idée ! Finalement, Énantion n’a pas eu tort de vous sauver de la potence.

Le garçon se força à sourire, incertain. Était-ce vraiment un compliment ?

– Votre nom ! lui intima sèchement le vieillard.

– Aïrésis, mais je préfère…

– Vous allez nous guider, Aïrésis. Vous qui êtes si doué pour les acrobaties, vous nous ferez traverser la ville jusqu’à votre passage.

Ésis hésita un instant. Somme toute, il ne comprenait toujours pas pourquoi ces gens l’avaient aidé et il ne se sentait pas particulièrement lié à leur sort. Mais ils l’avaient aidé. C’était l’essentiel.

– D’accord, dit-il. Mais le passage débouche directement dans la Grande Forêt, alors ça risque de ne pas vous plaire.

Sérem balaya sa remarque d’un revers de main.

– C’est préférable aux Revendeurs, répondit-il. Pour l’intérêt de tous, il vaut mieux mourir là-bas que se laisser prendre.

Puis il s’adressa au garde pour lui demander, d’un ton sec, d’apporter des manteaux discrets pour se fondre dans la foule. Pendant qu’il s’occupait de cela, le jeune noble s’approcha d’Ésis et lui dit :

– Je vous remercie infiniment de bien vouloir nous guider.

– Vous m’avez aidé. Sans vous, j’aurais fini à la potence, non ?

L’adolescent efflanqué rougit face au compliment. Ésis lui trouvait un air maladroit, avec ses riches vêtements froissés et ses longs bras qu’il laissait pendre à ses côtés, comme s’il ne savait qu’en faire. C’était étonnant, car le garçon avait toujours imaginé les nobles avec des allures gracieuses et autoritaires. Cette première rencontre était déconcertante… et rassurante, d’une certaine façon.

– Pourquoi est-ce que tu m’as aidé, au fait ? lui demanda-t-il.

Le tutoiement était venu tout seul. Si Ésis avait appartenu à la cour, il aurait su qu’il transgressait affreusement les règles de courtoisie. Cependant, le jeune homme n’y prêta pas garde et répondit :

– C’est votre esprit des bois, là. Il m’a supplié de vous ramener avec moi. Je ne savais pas quoi faire, parce que vous m’aviez fait peur en tombant comme ça… je n’ai pas réfléchi aux conséquences. Et puis je n’aurais pas aimé les voir pendre un enfant.

Il se tut, réfléchit un instant, puis poursuivit d’une voix plus basse :

– Tout de même, vous avez du courage pour accepter de nous guider. Surtout que c’est très risqué, si on vous attrape avec nous. Avec un simple noble, j’aurais compris, mais là…

Ésis fronça les sourcils. Un mauvais pressentiment le saisit.

– Pourquoi ? demanda-t-il. Vous n’êtes pas comme de simples nobles ?

Cette fois, le garçon vit s’allumer une véritable lueur de fierté dans les yeux de son interlocuteur. Le jeune homme redressa la tête et déclara :

– Oh non ! Je suis le Prince Énantion Eikon, fils du roi Polexandre Trois, Souverain de tous les hommes. Et Sérem est mon intendant. Enfin, celui de mon père. Il est chargé de veiller sur moi.

– Le Prince… fit Ésis, essayant de se souvenir de tous les titres

– Le prince héritier de ce royaume. C’est pour cela que je dis que vous avez beaucoup de courage. Sérem a raison, il y a sûrement des gens très puissants qui me veulent du mal et ils pourraient s’en prendre à vous…

Ésis le fixa avec stupéfaction, tentant de déterminer si son interlocuteur faisait exprès de l’effrayer. Mais le prince le regardait toujours avec la même gratitude naïve. Il allait protester, mais Sérem revint, les bras chargés de manteaux bruns.

– Ce n’est pas le moment de bavarder, dit-il. Enfilez ceci et suivez moi vite !

Puis il entraîna Ésis et Énantion jusqu’à un escalier dérobé, qui les mena jusqu’à une humble porte en bois râpeux.

– À partir de maintenant, les avertit Sérem, ne parlez pas et ne vous arrêtez pas. Les Revendeurs sont déjà entrés dans les hauts quartiers. Mon prince, veillez à ce qu’aucun d’eux ne voie votre visage, sinon je ne donne pas cher de notre peau.

Et il ouvrit la porte, avant de pousser Ésis et Énantion dehors, où régnait un vacarme paniqué.

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