Après un temps infini, je suis parvenu à l’identifier. C’était étrange, de ne pas reconnaître les ténèbres quand on y était confronté, pourtant c’est ce qui m’est arrivé. Une fois que j’ai eu compris, j’ai battu des paupières et tourné la tête à droite et à gauche pour tenter de voir, me rappelant à cette occasion que je possédais un corps. Puis j’ai pris conscience que j’existais.
Surpris, j’ai respiré brusquement. C’était tout de même quelque chose, de s’apercevoir soudain qu’on était réel, que les faibles échos qu’on percevait étaient des pensées. Sur le coup, j’ai été un peu effrayé – une première émotion déroutante.
Lentement, j’ai tendu un bras devant moi. Je n’ai touché que le vide. L’espace de quelques secondes, j’ai hésité, puis la curiosité a pris le pas sur la peur. Doucement, j’ai avancé un pied, ai recommencé avec l’autre, et me suis mis à marcher. Mais quelque soit la distance que je parcourais, je ne rencontrais toujours qu’une obscurité glacée.
Peut-être est-ce tout ce qui existe, ai-je songé. Je me suis immobilisé. Où étais-je ? L’endroit où je me trouvais m’évoquait un long sentier passant au milieu d’un jardin enténébré. Sans les voir, je devinais des formes d’arbres et de massifs, de fleurs et de fontaines. Mais j’étais certain de n’être jamais allé là.
– Pourquoi suis-je ici ? ai-je demandé à voix haute.
Je me rappelais un autre lieu, tout de béton et de verre, et d’une maison qui avait été la mienne. Si je fermais les yeux, je pouvais voir des visages, des immeubles sales et gris, des rues mouillées de pluie sous un ciel limpide. Rien de commun avec ce qui m’entourait à cet instant.
Peu à peu, des souvenirs me sont revenus et j’ai acquis la certitude d’avoir connu autre chose que les ténèbres environnantes, un autre monde où j’étais chez moi. Aussitôt, j’ai voulu y retourner. Je n’aimais pas cet endroit, ce que je montrait ma mémoire me paraissait bien plus attrayant. On m’attendait là-bas alors qu’ici il n’y avait rien.
Mais justement, il n’y avait aucune sortie. Le sentier semblait s’étendre à l’infini et aucun autre chemin ne s’ouvrait. Le monde où je me trouvais était un monde clos, sans espoir de fuite ni destination.
Je me suis assis et ai fermé les yeux. L’obscurité a un peu plus pesé sur moi et j’ai compris qu’elle finirait par me dissoudre et m’absorber, jusqu’à ce que je cesse d’exister. Pouvais-je faire quelque chose pour échapper à ce sort ? Je l’ignorais. De toute façon, si j’étais coincé dans ce lieu, cela arriverait tôt ou tard. À quoi bon lutter puisque, d’ailleurs, cela ne me semblait pas si important ?
Soudain, une lueur s’est mise à briller près de moi. Je l’ai perçue à travers mes paupières et ai ouvert les yeux. Une sorte de fenêtre lumineuse était apparue sur ma droite, toute proche.
Ce sont les premiers souvenirs que j’aie de cette vie. En revanche, je peux me rappeler d’une autre existence que j’ai menée juste avant. Lorsque j’étais perdu dans la nuit éternelle qui régnait entre les deux mondes, tout cela était beaucoup moins clair. J’avais conscience de ne pas être chez moi, de ne pas être là où j’aurais dû, avec en plus quelques vagues réminiscences du passé.
John Larsant. C’était mon nom, avant. Ça, je m’en souviens. Par contre, j’ai oublié dans quel pays je vivais. En tout cas, c’était un pays riche et j’étais né dans une grande ville. J’habitais dans un immeuble et quand le soleil se couchait, il lançait un dernier rayon sur les fenêtres d’en face.
C’est drôle comme les souvenirs me reviennent, après si longtemps. J’ai vécu dans cette ville jusqu’à treize ans. Sincèrement et sans me vanter, j’étais plutôt beau mec, chanceux, des copains sympas, de gentils parents bien collants qui avaient parfois le don de m’énerver. La belle vie, en fait, et pas trop de projets pour l’avenir. Sauf pour les conquêtes.
Ah oui, parce que les filles me trouvaient mignon. J’avais des cheveux un peu blonds, un peu châtains, bouclés, les yeux bleu-verts, le visage fin…
Enfin bref. Après le collège, on allait au cyber-café, mes amis et moi. On se collait à un jeu vidéo, puis on rentrait quand la nuit tombait, entre chien et loup. Il n’y avait pas beaucoup de chemin mais il fallait courir pour ne pas se faire gronder par les parents.
C’est un de ces soirs qu’a eu lieu l’accident.
Je n’ai pas vraiment vu ce qui s’est passé. Je l’ai plus entendu et senti.
C’était juste le jour de mes treize ans. Je courais vers chez moi en pensant que dans deux heures, trois minutes et dix secondes, je les aurais pour de bon. J’ai déboulé sur un passage piéton à toute vitesse, sans me soucier de regarder si quelqu’un arrivait.
Un bruit de pneus dérapant sur le goudron a soudain retenti au milieu des vrombissements continus des moteurs et j’ai senti une odeur chaude d’essence et de métal. La seconde d’après, le ciel a semblé se précipiter à ma rencontre. Sur le coup, j’ai éprouvé de la surprise et n’ai pas compris ce qui se passait. Je suis resté suspendu dans les air le temps d’un battement de cœur, puis suis retombé sur une surface dure et lisse. Étrangement, je n’ai pas eu mal. Mes souvenirs s’arrêtent là, sur cette troublante absence de douleur.
C’est la lumière, me suis-je alors souvenu.
Je ne la connaissais pas plus que l’obscurité et j’ai dû attendre pour m’en rappeler. Mais elle était beaucoup plus attirante que les ténèbres. Je me suis levé et ai marché jusqu’à l’ouverture d’où elle provenait. Sans même y penser, j’ai tendu la main, comme pour l’attraper.
La première chose dont j’ai eu conscience, c’était que le soleil tapait fort sur mon corps et que mes vêtements avaient l’air d’avoir disparu. J »ai ouvert les yeux. J’ai dû m’y reprendre plusieurs fois avant d’y arriver. Mon regard a rencontré un ciel bleu et mes pupilles se sont rétractées sous la lumière. J’étais couché au milieu d’un carré d’herbe, dans une cour. À quelques centimètres de ma main, on avait planté des légumes qui mûrissaient paisiblement.
Avec effort, je me suis redressé en position assise. De l’autre coté de la cour, une maison construite avec tout et n’importe quoi – briques rouges, pierres, mortier jaunâtre – projetait son ombre sur un petit muret. Plus loin, d’autres habitations basses étaient visibles, séparées un peu au hasard de rues sinueuses. Elles semblaient jumelles de celle qui se dressait devant moi.
C’est à cet instant, je pense, que je me suis rappelé de l’accident. Sous la lumière vive du soleil de midi, les rares souvenirs que je possédais étaient plus nets, plus solides. Sur le coup, je m’en serais bien passé car il m’a semblé ressentir la douleur à laquelle j’avais échappé la première fois. J’ai gémi, puis ai essayé de me calmer.
– Je suis mort ? ai-je dit à haute voix sans le vouloir.
Mon regard est tombé sur mes mains – intactes, sans traces de ce que je venais de subir – mais cette fois-ci, un cri s’est coincé dans ma gorge et j’ai cru étouffer. La paume était normale mais le dessus était couvert d’une carapace de fines écailles vertes comme la peau d’un serpent, qui s’arrêtait juste avant les phalanges, courait en une longue bande sur mon bras et continuait sur mes épaules.
Je me suis soudain rendu compte que j’étais nu comme un ver. Ainsi, je pouvais voir que les écailles protégeaient aussi mon dos, mes jambes et mon torse. Seuls mon ventre et mes pieds en étaient dépourvus. Mon cou était normal, lui aussi.
Mais pas mon visage. Il était entouré de fines crêtes osseuses, elles aussi couvertes d’écailles vertes. Deux autres crêtes, un peu plus épaisses, me tenaient lieu de sourcils. Et il me semblait que mes yeux s’étaient agrandis.
Au toucher, je ne pouvais pas en savoir plus. Il m’aurait fallu un miroir. Mais c’était déjà suffisant pour me donner la nausée.
Qu’est-ce qui m’était arrivé ? Je n’étais pas comme ça, avant. J’en étais certain. Qu’est-ce que j’étais devenu ? Un monstre, un démon ?
Une pensée m’a fait éclater de rire. Ce doit être un rêve ! Oui, c’était ça, un rêve absurde ! Et j’allais me réveiller dans mon lit d’une minute à l’autre avec ma petite sœur qui me sauterait dessus ! Alors, je parviendrais enfin à me rappeler qui j’étais.
Cela m’a rassuré. Il ne me restait qu’à attendre. Le paysage banal a pris un aspect factice, comme un poster mural. Les formes, les ombres et les sons ne voulaient plus rien dire. J’ai retrouvé mon calme. Rien n’était là. Rien n’avait d’importance car rien n’était dangereux.
J’étais tout disposé à patienter dans ce jardin très accueillant quand un élément nouveau a légèrement contrarié mes plans.
Une petite fille en robe bleue est sortie de la maison. Elle devait avoir huit ans. Le même âge qu’Éloïse, ma sœur. Quand elle m’a vu, elle a poussé un cri aigu.
En un sens, je la comprenais. Que faire d’autre quand on trouve un monstre assis dans son jardin ? Je me suis levé pour essayer de la rassurer. Elle a crié de nouveau mais, au lieu de se précipiter dans la maison, elle s’est penchée par dessus le muret et a hurlé vers la rue.
– É Jyce ! É Jyce, gaïn inyto ! Gaïn inyto !
Je l’ai regardée, stupéfait. Mais qu’est-ce qu’elle raconte ? me suis-je étonné. Dans les rêves, on comprenait ce que les gens disaient. Pourquoi n’était-ce pas le cas, cette fois-ci ?
En l’entendant, des gens ont commencé à sortir. Puis ils m’ont remarqué.
Si j’avais perdu la moitié de mes souvenirs, il m’en restait encore suffisamment pour me rappeler du danger et de la colère, et surtout de ce qu’il fallait faire quand vingt personnes furieuses se ruent vers vous avec des armes à la main. Je me moquais, maintenant, de savoir si je rêvais où pas. Je n’étais pas assez fou pour les attendre : je me suis enfui aussi vite que je le pouvais.
J’ai bondi par dessus le muret et je me suis enfilé dans les rues tortueuses. Deux foulées m’ont suffis pour comprendre que je ne pourrais jamais semer mes poursuivants à cette allure. Par ailleurs, leur groupe grossissait à chaque coin de rue. Dans quelques minutes, ai-je songé, j’aurai la ville entier à mes trousses.
Le pire était qu’il semblait n’y avoir aucun échappatoire. Où que j’aille, je me retrouvais face à des gens, lesquels s’empressaient de se jeter sur moi. Alors je continuais à courir. Et je perdais du terrain.
Une pierre m’a frappé dans le dos. Le choc a heureusement été amorti par les écailles mais j’ai quand-même trébuché. Sans tomber, néanmoins. J’ai couru de plus belle. Ils ne plaisantaient pas !
J’ai tourné. Une impasse. Je suis reparti de l’autre côté. Les autres avaient l’air de connaître la ville, ce qui n’était évidement pas mon cas. Je sentais arriver le moment où, lassé de me poursuivre, l’un d’eux déciderait de me tendre un embuscade.
Mais ce n’était pas un piège qui allait me tuer. Le meneur, qui brandissait une énorme faux, ne se trouvait plus qu’à quelques mètres de moi.
Fichu ! ai-je songé, paniqué.
Juste au moment où la faux allait s’abattre, quelqu’un m’a tiré sur le côté et m’a poussé vers une porte ouverte. Le battant s’est refermé brusquement et l’homme qui m’avait sauvé l’a bloqué avec une planche. En fait, ce n’était pas tellement un homme, plutôt un garçon de mon âge, la tête masquée d’un turban pourpre.
Il ne m’a pas laissé le temps de le détailler. La pièce dans laquelle nous nous trouvions était minuscule et encombrée de papiers et de morceaux de poutres. Et vieille aussi. Carrément à l’abandon, avec du moisi et des toiles d’araignée partout. L’adolescent m’a entraîné rapidement vers une autre porte, plus petite que la précédente. Derrière, il y avait un long couloir plongé dans l’obscurité.
– Rentre vite là-dedans, m’a-t-il ordonné. Dépêche-toi, ça ne les retardera pas longtemps.
Il parlait avec un léger accent indéfinissable, mais au moins je le comprenais. J’ai obéi au quart de tour. L’autre porte a commencé à trembler sous les coups. Dans la rue, les hommes hurlaient.
Après que je me sois précipité dans le corridor sombre, mon camarade a de nouveau bloqué l’ouverture. Avant que le passage ne se referme complètement, je l’ai vu lancer quelque chose vers une pile de papier. Il y a eu un bruit ronflant, comme celui que fait un feu en s’allumant, qui a été couvert par un craquement de bois. Je n’ai pas pu voir mais je pense que c’était la porte d’entrée.
– Tu aimes les grillades ? a fait mon compagnon d’une voix hilare. Non ? Alors grouille-toi si tu ne veux pas en devenir une !
Il a filé vers l’autre bout du tunnel. J’ai essayé de le retenir.
– Attends, qui…
– Plus tard, vieux, plus tard !
Et il m’a tiré à sa suite.
Le couloir était long. Très long. J’avançais les dents serrées, d’un pas aussi rapide que je pouvais, courbaturé comme je l’étais, tremblant à l’idée que les hommes nous couraient peut-être après. La seule chose qui me retenait – outre mes douleurs aux jambes – c’était le fait que mon guide soit calme comme si se faire poursuivre par une meute de gens en furie n’avait pour lui rien d’inhabituel. Je n’ai pu m’empêcher de le détailler en marchant.
Il portait des vêtements épais en toile et en laine qui le couvraient presque entièrement. Par contre, le turban qui entourait sa tête semblait en étoffe raffinée. Il lui cachait tout le visage et les cheveux pour s’arrêter sur sa nuque et ne cadrait pas avec le reste. Où pouvait-il l’avoir trouvé ? Néanmoins, il avait l’air usé. Comme ses autres vêtements. Des sandales bricolées complétaient cette panoplie.
– Où sommes-nous ? ai-je demandé.
– Tu ne sais pas ?
J’ai fait non de la tête. Pensant que je me moquais de lui, il éclaté de rire et a continué d’avancer.
– Qu’est-ce qui s’est passé ? ai-je insisté. Où sommes-nous ? Qu’est-ce que c’est, ici ?
Il n’a pas répondu. Je me suis soudain senti très fatigué. Les jambes molles, je me suis adossé au mur et me suis laissé glisser jusqu’au sol. Mon compagnon s’est retourné et m’a vu.
– Qu’est-ce qu’il y a ? a-t-il fait, inquiet.
Il s’est approché et s’est agenouillé à côté de moi. Toujours la flamme dans son regard, mais aussi l’inquiétude et l’envie d’aider.
– Tu as mal quelque part ?
– Dis-moi où je suis, je t’en prie !
J’ai passé mes mains autour de mes épaules car elles tremblaient tellement que cela me faisait mal. C’était tout juste si j’arrivais à respirer. L’air rentrait mais j’en manquais toujours. Désemparé, le garçon a dit :
– On est en sécurité, tu n’as pas… écoute, ils ne viendront pas ici. Tout va bien. On est sous la citée de Xiapia. Les tunnels comme celui-là sont d’anciens cachots.
– Xiapia ? Et où c’est ? Dans quel pays… ou dans quelle région ?
– Quoi ? Comment ça, quel pays ? Notre pays, bien sûr. Nos terres. Que voudrais-tu que ce soit d’autre ?
Je me suis pris la tête entre les mains. Je n’y comprenais rien. C’était trop compliqué. Tout était trop compliqué. Je voulais juste que ça s’arrête, que j’arrive enfin à savoir ce qui se passait.
– Dis, a murmuré mon compagnon, ça va aller ? Tu veux qu’on reste un peu ici ?
J’ai respiré un grand coup et suis parvenu à répondre :
– Non, c’est bon. Ça va.
– Tu es sûr ? Bon, ce souterrain passe sous les murailles. Il nous mènera directement dehors. On sera mieux pour parler là-bas. Mais si tu veux qu’on s’arrête, tu préviens, d’accord ?
– Des murailles ?
Il n’a pas entendu et m’a aidé à me relever. J’ai gardé une main sur le mur tandis que je recommençais à avancer, encore mal assuré sur mes jambes. Au bout de quelques pas, j’ai fini par retrouver mon calme.
Ce n’est qu’un rêve, après tout, ai-je pensé. Je m’en fiche de savoir où je suis, ce que je veux, c’est me réveiller et me souvenir de qui je suis.
Le couloir semblait ne pas avoir de fin. Puis, soudain, les murs ont commencé à s’éclaircir, passant du noir au gris foncé, et une porte est apparue. La lumière du jour filtrait d’entre les planches.
C’est un rêve, me suis-je répété. C’est un rêve, un rêve idiot mais juste un rêve. Mon compagnon s’est approché du battant et a collé son oreille dessus. Il est resté ainsi quelques secondes puis s’est redressé en souriant.
– La voie est libre, on peut y aller !
Il a poussé la porte d’un geste sec. Le bois a gémi. La lumière est entrée à flots et pendant un moment, j’ai été incapable d’y voir quoi que ce soit. Puis je me suis retrouvé à l’air libre.
Une forêt. Aujourd’hui encore, je me rappelle que cette vision m’était inhabituelle et que j’ai été surpris en la découvrant. C’est cet étonnement qui m’a permis, plus qu’autre chose, de me souvenir que je vivais autrefois dans une ville très importante. Ce n’était pas une stupéfaction sans borne, j’avais déjà vu des bois plutôt étendus, mais je ne voyais tout de même pas cela tous les jours.
Les arbres étaient espacés et hauts. Non, gigantesques. Ils filaient vers le ciel comme des mats et certains étaient plus grand que des immeubles. Et surtout, je ne parvenais pas à déterminer l’espèce à laquelle ils appartenaient. Les uns avaient des feuilles triangulaires et d’un gris nacré, les autres des épines hérissées de toutes part, d’autres encore une écorce bleutée qui scintillait légèrement sous le soleil.
À leurs pieds, une quantité incroyable de plantes basses et de champignons poussaient, protégés de la lumière trop vive par les épais feuillages. Il n’y avait aucun chemin visible, aucun sentier serpentant entre les buissons. Tout était resté sauvage. Les ronces avaient tout envahi, transformant le bosquet en grillage hérissé de pointes. Il y avait aussi une odeur que je ne parvenais pas à définir mais qui était un peu enivrante.
Ça avait l’air irréel. Une étendue sauvage et incontrôlée. Je me suis retourné. Derrière moi, il y avait un long mur en briques jaunies, qui devaient être blanches à l’origine, haut de plus de dix mètres. Une muraille.
Mon guide m’a fait signe.
– On va passer par la forêt, a-t-il déclaré. La route de Traguy est trop loin.
– Hein ? Là-dedans ?
– Non, dans le ciel, tu en as d’autres des comme ça ? Bien sûr, là-dedans !
Comme pour donner l’exemple, il s’est avancé sous les arbres. Je l’ai suivi. J’étais toujours pieds-nus et j’ai dû garder les yeux fixés sur le chemin, en essayant d’éviter les épines.
Ce qui m’a le plus surpris, c’est la présence des animaux. Ils n’avaient pas l’air de nous craindre, ce qui était doublement étrange. Il y en avait partout, des serpents qui ne se donnaient la peine de partir que quand on allait leur marcher dessus, des rongeurs qui déboulaient devant nous, des oiseaux – assez jolis et colorés, d’ailleurs – qui fendaient les airs comme des flèches.
Insensiblement, mes pensées se sont à nouveau tournées vers ce qui venais de m’arriver. Qu’est-ce que j’étais devenu ? J’étais certain d’avoir été humain. Les gens qui m’entouraient, ceux dont les visages revenaient danser devant mes yeux, étaient aussi humains. Mais moi, maintenant, qu’étais-je ?
Un monstre, sans aucun doute. J’ai levé une main, contemplant les écailles qui en recouvraient le dos. Petites et brillantes comme celles d’un poisson, elle apparaissent vert pâle dans la lumière tamisée des sous-bois. J’ai fait courir mes doigts dessus, osant à peine les effleurer. C’était doux, presque autant que de la peau. Je ne pouvais pas en détacher le regard. Mon cœur cognait de plus en plus vite, au point que les battements devenaient douloureux, mais je ne parvenais pas à détourner les yeux.
– Qu’est-ce qui se passe ? m’a demandé le garçon.
Je me suis soudain rendu compte que je me tenais immobile au milieu des fourrés, la main levée devant le visage. Mon compagnon s’était approché sans que je m’en rende compte et me faisait face, l’air inquiet. Croyant probablement que j’étais blessé, il m’a saisi la main et l’a examinée.
– C’est rien, lui ai-je assuré. Je pensais à un truc.
Il m’a lâché et a déclaré, pensif :
– Tu es vraiment un drôle de type.
Mais, l’instant d’après, il a éclaté de rire. Pas de façon moqueuse, non, plutôt… amicale. Nous avons traversé une petite clairière. Il s’est arrêté au milieu et s’est assis sur une pierre.
– Ouf, je ne pense pas qu’ils iront nous chercher ici. On peut se reposer pendant quelques minutes.
Il a entrepris d’enlever son turban. Quand j’ai vu ce qu’il était, j’ai eu un choc.
Il avait une tête un peu ronde coupée par un sourire malicieux. Une tête entourée de fines crêtes osseuses, aux yeux gris-bleu presque deux fois plus grands que la normale qui ressemblaient à ceux des chats à la différence que les pupilles étaient rondes. Et il y avait comme une ombre dans ce regard, une force sombre et refoulée, une flamme palpitante que venait pourtant adoucir l’expression malicieuse et amicale de l’adolescent. Ses cheveux étaient roux et soigneusement démêlés, ce qui lui conférait un semblant d’humanité.
J’ai sursauté involontairement. Il m’a regardé, surpris.
– Et bien quoi ? s’est-il étonné.
J’ai fait un effort pour répondre. C’est un rêve, c’est un rêve, me suis-je répété.
– Euh… je… je pensais que tu étais humain.
– Un Humain ? Tu penses qu’un Humain t’aurait aidé ? Il t’aurait tué, vieux, comme ceux qui te couraient après. Les Humains détestent les Jyces ! Et pour être honnête, on ne les aime pas beaucoup non plus…
C’est un rêve, c’est un rêve. Trop étrange pour être réel. Trop déroutant. Quelle attitude adopter ? Aussitôt apparue, la question avait disparu. Je n’arrivais même plus à enchaîner mes pensées.
– Je m’appelle John Larsant, me suis-je présenté – plus pour me donner une contenance qu’autre chose.
Ou plutôt ai-je essayé de me présenter, car que mon compagnon a répété :
– Jönla ? Drôle de nom. Moi, c’est Alcou. Alcou de la famille Vaynoi.
– Ah… et où sommes nous, là ?
– On est dans la Forêt de Terhen. Elle se termine un peu après le Refuge. Nos chasseurs y viennent souvent.
– Quel refuge ?
– Mais le Refuge de Niétan, bien sûr ! Tu ne connais pas ? Mais d’où est-ce que tu sors ? Non, tais-toi, laisse moi deviner.
Il a pris un air concentré.
– Je parie que tu viens du Refuge d’Uyja ! Il n’est qu’à quelques kilomètres d’ici. C’est ça ?
Le Refuge d’Uyja ! Qu’est-ce que c’était, encore ? Et des chasseurs ! J’ai jeté un coup d’œil à Alcou. Il avait l’air d’attendre la réponse.
– En fait… non. Je viens d’un peu plus loin.
– Mince alors ! s’est-il exclamé. Tu es d’où, dans ce cas ? Du Refuge de Hérul ? Du Refuge de Boupal ? Non ?
– Ben… en fait je ne viens pas d’un Refuge. Est-ce que tu pourrais m’expliquer ?
Il m’a regardé avec des yeux ronds, ce qui n’était pas particulièrement agréable compte tenu du fait qu’ils avaient déjà l’air trop grands pour son visage.
– Tu es d’une famille Nomade, alors ? Je ne savais pas qu’il en existait encore. Bon, tu n’es pas sans savoir que ces terres sont peuplées de deux groupes d’habitants : les Jyces et les Humains. Ces premiers que nous sommes sont chassés depuis la nuit des temps par les Hommes. Ils pensent que nous sommes des animaux ! Alors nous avons fondé des Refuges pour nous protéger, d’abord, mais aussi pour édifier une armée afin de combattre et d’avoir nous aussi une part de terres où vivre.
Il avait prononcé ces derniers mots avec force, presque avec rage. Cela m’a surpris, il avait l’air plutôt insouciant et joyeux. Il a repris sur un ton plus léger.
– Dans les Refuges, on nous apprend à nous battre, à passer inaperçus dans les villes humaines et à manier l’épée. En fait, le Refuge de Néitan est une ville en miniature cachée entre la forêt de Terhen et la Steppe du Vent. Il y a un Chef de Conseil, Yoran, actuellement, quelques cultures, un élevage de tangueurs et même des maisons où se sont réfugiées des familles entières. Et on travaille tous au bon fonctionnement du Refuge. On y a tous notre utilité !
– Et vous vous battez souvent avec les Humains ? Je veux dire, est ce qu’il y a déjà eu des batailles ?
– On ne peut pas vraiment considérer ça comme des batailles. Il y a eu quelques altercations mais relativement peu de combats. Nous nous préparons à long terme, pour frapper un grand coup. Entretemps, on s’entraîne et on fait des excursions dans les villes pour surveiller la situation.
– Bref vous vous introduisez dans les villes et vous espionnez les gens.
– En gros. Mais au fait, qu’est ce qui t’a pris d’aller là-dedans sans vêtements ? Tu tenais tant que ça à te faire tuer ? Fallait me le dire, je t’aurais fichu la paix !
Je me suis soudain aperçu que j’étais toujours nu comme un ver.
– Euh ! ai-je fait en plaçant mes mains sur mon bas-ventre. Je préfère ne pas en parler. Tu n’aurais pas une culotte ou quelque chose comme ça ?