Chapitre 35

Ésis ne savait pas qu’il s’agissait de Chaos, ni qu’il était le dernier membre de l’espèce des Hectons. En le regardant, il ne vit qu’un jeune garçon, à peu près du même âge que lui, qui grondait et gémissait tandis que son pied était coincé entre deux racines.

            Chaos luttait pour se libérer du piège où il était tombé lui-même en se sauvant de l’avion. Il avait profité d’un instant d’inattention de Naria et d’Eidolon pour partir au hasard, mais le bruit des combats l’avait effrayé et il avait couru vers le ravin sans rien regarder. Cependant, dès qu’il aperçut le garçon, il cessa de bouger et retint son souffle.

            Ésis le vit ainsi, sous les traits d’un enfant apeuré, mais pas seulement. En plongeant son regard dans celui de Chaos, qu’il découvrit teinté d’orange, il discerna quelque chose de noir et de grouillant, une ombre malsaine, un gouffre avide. C’était comme contempler l’abîme au bord duquel on se tient : Ésis aurait voulu pouvoir s’éloigner, mais une fascination morbide le retenait. Chaos non plus ne détournait pas le regard et le même intérêt se peignait sur son visage habituellement flasque.

            Le garçon se demanda s’il s’agissait d’un esprit des bois. Il n’aurait jamais pu croire que l’être qui lui faisait face était humain. Même un fou ou un idiot auraient eu un peu d’humanité, mais pas Chaos. Quoi qu’il en soit, cette créature l’effrayait et il aurait voulu partir en courant.

            Mais… songea-t-il, comme lorsqu’il avait rencontrée le fantôme de la noyée.

            Il ne ressentait aucune pitié – Chaos était trop étrange pour qu’il soit possible de le regarder avec compassion. Pourtant, il dépassa sa peur et choisit d’avancer vers lui. Il s’agenouilla près des racines, sous le regard intrigué de l’Hecton, et dégagea en douceur son pied.

            – Ésis ! cria quelqu’un.

            Le garçon se retourna et vit Sicksa qui volait vers lui à toute vitesse. Il se réjouit d’abord qu’il soit sain et sauf, puis l’entendit qui piaillait :

            – Tout va mal ! On a des gros problèmes !

            L’esprit des bois se posa sur son épaule et gémit :

            – Viens vite ! La porteuse et le prince sont en danger, leurs ennemis sont trop nombreux. Je ne sais pas quoi faire…

            – Je viens. J’étais juste…

            Ésis se tourna de nouveau vers l’étrange garçon, mais celui-ci avait disparu.

            – Je te raconterai plus tard, décida-t-il en se demandant s’il n’avait pas rêvé.

            Sicksa le conduisit hors du ravin, jusqu’au sommet de la colline. De là, il était possible de voir tout le camp des Revendeurs, qui était désert si l’on excluait l’extrême limite est où la bataille faisait rage. Même de loin, il était évident que les prisonniers étaient en train de perdre, malgré l’aide précieuse d’Énantion. Ésis voulut courir vers eux, mais Sicksa – qui avait repris forme humaine – le retint.

            – On ne peut rien pour eux, dit-il.

            – Mais il faut quand-même trouver un moyen… je sais ! Je vais aller à l’avion et je demanderai du renfort. Peut-être que le pilote pourra faire monter tout le monde à bord et s’envoler très loin.

            Il avait déjà dévalé la colline quand un second grondement se joignit à celui de la machine d’Énantion. Soudain, un autre char aux tôles rouillées apparut dans la lumière pâle du matin et fonça en mugissant sur les prisonniers. Ésis comprit alors leur erreur : ils avaient tous oublié l’existence de l’autre machine. Les Revendeurs l’avaient lancée à l’assaut pour contrer les ravages produits par Énantion.

            Les prisonniers furent assez vifs pour se jeter sur le côté avant d’être écrasés. Cependant, une silhouette resta immobile face au monstre de métal : Ad, probablement figée par la stupeur, regardait sans bouger la mort se ruer sur elle. Ou bien peut-être avait-elle compris qu’il était trop tard, que la machine était trop proche et trop rapide, qu’aucun geste ne pourrait la sauver.

            Puis quelqu’un se jeta devant la machine, saisit Ad par le bras, la poussa  sur le côté avec une telle violence que tous deux tombèrent à terre. Mais celui qui était intervenu retomba sous le nez du char blindé. Ésis ne vit rien, mais entendit Ad crier :

            – Jimi !

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