Chapitre 32

Le petit groupe s’efforça de passer au large des combats – bien que ce ne soit pas le terme exact, Ésis le comprit bien vite, pour désigner ce qui avait réellement lieu en bordure du camp. La lune avait replongé derrière les nuages et la Grande Forêt était désormais obscure et calme. Cependant, le garçon percevait les infimes mouvements qui la parcourraient, comme la nuit où il avait quitté Kaez : la respiration des feuilles, le lent écoulement de la sève, le balancement des cimes dans la brise…

Il s’étonnait d’accorder autant d’attention à ces détails, vu les circonstances.

Un fusil tonna. Ad jura grossièrement et pressa le pas.

– On est tout près, chuchota-t-elle.

Ses yeux scrutaient les ombres et Ésis acquit la certitude qu’elle était une Observatrice. Jimi, au contraire, se déplaçait comme un aveugle : il devait être Oreilleux, c’était le deuxième Don le plus répandu.

Mais pourquoi un seul Don ? se demanda soudain Ésis.

Il allait peut-être mourir cette nuit, et pour la première fois de sa vie il se posait clairement la question : pourquoi avait-il plusieurs Dons alors que tous ceux qu’ils connaissaient n’en avaient qu’un? Normalement, les gens voyaient les esprits de la forêt, mais sans pouvoir les entendre ni les toucher. Ou les entendaient. Ou percevaient leur contact. Mais jamais tout cela à la fois.

Dans ce cas, pourquoi en suis-je capable, moi ? s’interrogea le garçon, qui ressentait désormais un vague malaise envers ses capacités.

Il aurait aimé que Sicksa soit là pour répondre à ses questions. Ou au moins pour l’écouter.

– C’est là, dit Ad, juste derrière ces arbres.

Ésis reconnut subitement l’endroit où ils se trouvaient : c’était là qu’il avait faussé compagnie aux gardes. Perdu dans ses pensées, il avait avancé sans regarder où il mettait les pieds, ce qui était très imprudent.

Mais pas aussi imprudent que ce que fit Ad : elle avança en pleine lumière, sans même regarder si les gardes étaient là ou pas, et héla bruyamment les captifs. Dans les cages, les prisonniers s’agitèrent et échangèrent des murmures perplexes.

– Oyez, bonnes gens ! clama Ad. Je m’en viens ici pour vous délivrez, alors réjouissez-vous ! D’ici dix minutes, vous serez libres comme l’air.

Disant cela, elle tira de sa poche la petite clé qu’elle avait volée plus tôt à Sicksa. Cette fois-ci, plusieurs personnes se levèrent pour contempler ce petit bout de métal qui brillait comme une étoile à la lumière de la lune.

– Mais avant que je vous ouvre, reprit Ad, j’ai quelque chose à vous préciser. Vous serez libres d’aller où vous voulez, seulement les Revendeurs seront toujours là. Prêts à vous suivre. Bien sûr, vous pourriez vous réfugier à Topaï, mais ils en ont détruit la porte, y retourner serait pour eux un jeu d’enfant. Alors, voilà ce que je vous propose : aidez-nous, moi et mon armée, à les repousser au plus profond de la Dévoreuse. Votre liberté dépend de notre victoire.

Évidement, la plupart des prisonniers n’avaient d’yeux que pour la clé. Ésis douta que quiconque soit convaincu par ces belles paroles, jusqu’à ce qu’un homme s’écrie :

– Moi, j’en suis !

Puis un autre, plus timidement, mais assez fort :

– Moi aussi !

Et soudain, une voix familière s’exclama :

– Et moi donc ! Je leur ferai regretter d’avoir porté la main sur moi !

Ésis pivota vivement. Derrière les barreaux, Aïtia lui souriait en agitant un poing vengeur.

Ad esquissa elle aussi un sourire triomphant et fit jouer la clé dans la serrure. La porte de la première cage s’ouvrit sous la poussée des prisonniers et Ésis se retrouva face à une Aïtia pâle, chancelante, mais libre et heureuse de l’être.

– Sacré petit, lui dit-elle en lui serrant l’épaule. Tu t’es fait de nouveaux amis ?

– Si on veut, nuança-t-il pendant qu’Ad ouvrait les autres cages.

Camille surgit à son tour, poussa un soupir de soulagement en le voyant sain et sauf, puis glissa un regard à la fille de la forêt.

– Mais, fit-elle en fronçant les sourcils, ce n’est pas elle qui nous a donnés aux gardes ?

Ésis dut bien le reconnaître et avouer qu’il ne voyait aucun argument pour la convaincre de lui faire confiance.

– J’ai trouvé une hache ! annonça Jimi à la cantonade. Utilisez-la pour casser les barreaux et servez-vous en comme armes !

Cela ne prit guère de temps. Les prisonniers mettaient du cœur à l’ouvrage – ou plutôt une sorte de hargne, pour être exact. Ésis fut tout de même stupéfait de constater qu’Aïtia comptait réellement se battre.

– Mais tu es blessée ! protesta-t-il.

– J’ai vu pire.

– Alors je viens avec vous. Comme ça, je pourrai t’aider si…

– Quoi ? Hors de question. Vous et les autres enfants, vous retournez à Topaï. Vous y serez plus en sécurité qu’ici.

– Et si je vous suivais à distance ? Je ne risquerais rien.

Leur discussion fut soudain interrompue par Ad, qui toussota et indiqua quelque chose dans la nuit.

– Je crois qu’il n’y a plus lieu de se demander avec qui nous allons les attaquer, dit-elle. Regardez, ils arrivent déjà.

Chacun se tourna vers ce qu’elle montrait, et chacun vit les silhouettes massives qui couraient en direction des cages. Un garde avait dû donner l’alerte – probablement averti par les déclamations d’Ad. Ésis crut la voir sourire et eut la conviction qu’elle l’avait fait exprès pour forcer les prisonniers à se battre.

– En formation sur trois rangs ! ordonna Aïtia. Tenez vos armes devant vous, mais n’attaquez pas. Laissez-les venir et ne bougez pas de votre place.

Sa voix dissipa la stupeur qui s’était emparée des prisonniers. Ils obéirent à ses directives avec empressement, sentant qu’elle avait l’habitude de ce genre de situation. Sans qu’elle ait besoin de le demander, on écarta les jeunes enfants en leur intimant de se cacher. Ésis fut bien forcé d’abandonner Aïtia et se dissimula derrière le premier buisson qu’il trouva.

Il eut l’impression que les guerriers mettaient une éternité à venir, mais en vérité seules quelques secondes s’écoulèrent. Le choc fut brutal. Les deux camps poussèrent un grand cri de guerre et s’élancèrent l’un contre l’autre en brandissant leurs armes. Face à la violence de l’affrontement, plusieurs enfants lâchèrent des exclamations angoissées, qui furent heureusement couvertes par le fracas de la bataille. Ésis lui-même s’aperçut qu’il avait involontairement fermé les yeux et se força à les rouvrir. Si Aïtia se retrouvait en difficulté, il faudrait qu’il le voie et aille l’aider – du moins en avait-il l’intention, car dans les faits il doutait d’en avoir le courage. Il ne put qu’espérer que tout se passerait bien.

Mais la bataille tournait mal, au contraire. Les Revendeurs avaient de vraies armes, étaient bien nourris et en forme. Les prisonniers, affaiblis par leurs blessures ou des privations plus anciennes, ne faisaient pas le poids. Les barreaux en mauvais métal se brisaient parfois sous les coups. La formation de départ se morcelait elle aussi, lentement mais inexorablement.

Ésis comprit qu’ils avaient perdu. Ce n’était plus qu’une question de temps. Il chercha une solution, scruta la Grande Forêt en quête d’une aide quelconque, mais ne trouva rien.

Tout en sachant que cela ne servirait à rien, il se leva et avança vers la bataille. Son crâne était empli d’un martèlement sourd et rapide, qu’il identifia vaguement aux battements précipités de son cœur. Il entrevit les chairs déchirées par les armes et son estomac se souleva. Ses jambes refusèrent de l’amener plus loin. Non, il ne pouvait pas, il était incapable de faire ce qu’il aurait voulu…

Il inspira à fond et tenta de chasser la peur. Il voulait aider Aïtia, il avait pris sa décision et…

Un bruit grondant se fit entendre au loin. Ésis crut qu’il s’agissait de l’autre bataille qui avait lieu en bordure du camp, mais le son venait dans leur direction. Il était d’ailleurs beaucoup trop fort pour être produit par les combats. Et puis il avait quelque chose de… mécanique.

Le grondement acquit soudain le volume sonore du tonnerre et se précisa. Tous purent l’entendre sur la gauche, et Aïtia eut le bon sens de crier :

– Repli ! En arrière !

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