Sicksa hocha la tête d’un air entendu. Au bord du ravin, les Revendeurs échangèrent quelques paroles, puis s’en allèrent d’une démarche mécontente. Ils doivent me croire mort, pensa Ésis, et ils n’ont pas envie de descendre au milieu de tout ce pollen pour vérifier.
Mais il n’osa bouger qu’un long moment après qu’ils soient partis. Sicksa finit par pousser un grand soupir de soulagement et Ésis s’autorisa enfin à s’asseoir dans une position plus confortable, les jambes raidies par la tension.
– Merci, dit-il à son compagnon. Sans toi, j’étais dans de sales draps.
– Mais la porteuse est toujours là-bas. On ne va pas la laisser, n’est-ce pas ?
– Ça non, alors ! Elle ne se débarrassera pas de nous comme ça. Et Énantion non plus, d’ailleurs. Il faut aller le chercher et il nous aidera à délivrer Aïtia et Camille.
Ésis se releva, déterminé à retrouver le jeune prince. Puis il lui vint à l’esprit qu’il ne savait pas, absolument pas, où il était retenu prisonnier.
– Tu ne l’aurais pas vu, par hasard ? demanda-t-il à Sicksa.
Celui-ci secoua négativement la tête.
– Même pas entrevu, juste un peu ? insista-t-il, désespéré.
Sicksa répéta son geste. Ésis réfléchit intensément en se mordillant l’ongle du pousse. Finalement, il n’était pas dans une si bonne situation. Il était libre, certes, mais Aïtia et Camille étaient toujours dans la cage, et il ne savait pas comment trouver le prince. En plus, pour libérer tous ses amis, il devrait retourner dans le camp des Revendeurs, ce qui n’était pas exactement une idée brillante.
Un craquement assourdi retentit tout près. Ésis laissa sa vue baisser et se concentra aussitôt sur l’ouïe. Quelque chose remuait non loin, dans les fourrés. Le garçon sentit ses cheveux se hérisser sur sa tête en se rendant compte que la situation était vraiment très mauvaise. Le mouvement n’était pas dû au vent.
Les bruits cessèrent, car ce qui se tapissait derrière les branchages avait compris qu’il était repéré. Ésis entendit le son d’une respiration énorme, ronflante, comme un soufflet de forge. Il se maudit de son imprudence. Il n’avait pas su reconnaître le terrain de chasse d’un des nombreux prédateurs de la Dévoreuse – laquelle n’avait pas volé son nom.
– Ne bouge pas, émit Sicksa dans un souffle.
Le garçon aurait été bien incapable de faire autrement, mais il doutait fortement que cela le sauverait. Un mufle allongé émergea du mur végétal, puis toute une monstruosité montée sur pattes. Six, pour être plus précis : la créature se déplaçait sur celles de derrière, en une quasi posture de bipède, mais il en laissait pendre deux autres jusqu’à terre, tandis qu’une troisième paire atrophiée remuait sous son abdomen distendu. Chacune s’achevait par une sorte de moignon velu, qui évoquait de façon dérangeante des vestiges de mains humaines. La tête, au contraire, était toute animale : le long museau, les dents découvertes et les yeux ronds rappelaient le faciès d’un chien.
Peut-être en est-ce un, songea Ésis avec un détachement étrange. Lui et ses congénères sont redevenus sauvages après les Ravages et la Dévoreuse les a transformés. En effet, on ne respirait pas impunément les poisons de la forêt.
Des filets de bave écumeuse coulaient de la gueule du monstre. Il allait bondir. Ésis avait l’impression que son cœur menaçait de s’échapper de sa poitrine, tant il battait fort. Il était désarmé – on lui avait pris son couteau – seul – Sicksa ne pouvait rien faire – et face à une créature affamée qui faisait dix fois son poids.
Il tendit la main derrière lui, à l’aveuglette. Il espérait presque inconsciemment trouver une arme, un bâton, une pierre, n’importe quoi. Au lieu de cela, il toucha du bois rugueux, entrelacé de plantes grimpantes. Un arbre. Un abri. S’il parvenait à être assez vif pour y grimper, la bête ne pourrait plus rien contre lui.
Il s’en rendit compte, le monstre aussi. Toute la tension de concentra dans une seule seconde, comme si l’air se chargeait d’électricité. Ésis savait, la bête sentait, que tout dépendrait de qui sauterait le premier et de sa rapidité.
Pas d’autre choix ! se dit Ésis, et il bondit vers l’arbre.
Le fauve chargea aussitôt. Le garçon l’entendit et devina qu’il sautait droit sur lui plus qu’il ne le vit. Au même instant, il comprit qu’il était trop loin de la première branche.
Quelqu’un le prit alors par le bras et le hissa à l’abri, puis souffla dans un petit objet. Celui-ci émit une note stridente, bien plus sonore que ce à quoi Ésis se serait attendu. Elle lui vrilla les tympans et il faillit dégringoler de l’arbre. Mais l’effet fut encore plus impressionnant sur la bête : elle se cabra avec un hurlement de douleur, rugit à pleins poumons et se sauva de toute la force de ses six pattes.
L’individu poussa un cri de triomphe.
– Ouais, fiche le camp ! cria-t-il à l’animal. T’as pas ta place ici, erreur de la nature !
Ésis eut un choc en reconnaissant cette voix, même s’il avait l’impression d’avoir des cloches dans les oreilles.
La traîtresse !
– Toi ! s’exclama-t-il avec colère.
En affinant sa vue, il put voir le sourire clair qu’elle lui adressa.
– Et toi-même, répondit-elle d’un ton très poli.
– C’était toi dans la cage. Tu as fait rater tout ce que…
Il remua et manqua de la faire basculer à terre. Aussitôt, elle lui bloqua les poignets et gronda :
– Attention, jeune coq, j’ai fait partir cette chimère mais je peux aussi la rappeler. Alors témoigne-moi un peu plus de respect, j’te prie !
– Une chimère ?
La fille le relâcha pour s’installer dans une posture plus confortable et déclarer crânement :
– C’est ainsi que nous nommons ces bêtes, nous qui connaissons la Forêt-Mère.
Ce qui sous-entendait : « toi, tu n’y connais rien ». Ésis en resta bouche bée. On lui avait déjà dit des choses vexantes et pas toujours vraies, par exemple que sa petite taille l’empêchait de porter d’aussi lourdes charges que les autres garçons de son âge, qu’il se débrouillait moins bien qu’eux pour les travaux domestiques, qu’il passait trop de temps à rêvasser en traînant près des bois plutôt que d’aider ses aînés. Mais jamais, jamais on ne lui avait fait l’affront d’avancer qu’il ne connaissait pas la Dévoreuse.
Il en fut si stupéfait qu’il oublia de se mettre en colère. La fille ricana devant son air ébahi, puis déclara subitement :
– Bon, maintenant on passe aux affaires. File-moi ta chemise, tes bottes et tout ce que tu as dans tes poches, sinon je rappelle la chimère.
– Quoi ? Mais…
Elle claqua des doigts et deux autres silhouettes apparurent en bas de l’arbre. Elles tenaient chacune un couteau.
– J’insiste, fit la fille.
Sicksa, qui s’était perché sur une branche sous sa forme d’oiseau, observa d’un ton posé :
– Je crois que tu es en train de te faire détrousser.
– Merci, je n’avais pas remarqué, marmonna Ésis.
L’une des silhouettes parla – un garçon pas encore adulte, d’après sa voix :
– Ad, t’es sûre qu’on lui prend ses bottes ? Le sol va lui ronger les pieds, si on le fait.
– Bah, répliqua la fille, je lui ai sauvé la vie, c’est normal qu’il me paie pour ça. Et puis, des pieds rongés, c’est quoi quand tu as pu échapper à une chimère ?
Ésis, dépité, comprit qu’elle ne l’avait pas sauvé par pure charité, mais bien afin de pouvoir le dépouiller tranquillement. Contre son gré, il se débarrassa de sa chemise déchirée et de ses bottes. La fille – Ad – s’en empara avec avidité et lui dit en se moquant :
– Merci mon prince ! Ta bonté me va droit au cœur. Tu sais, quand mes parents m’ont abandonnée dans les marais, ils m’ont dit « Ad, personne ne t’aidera », eh bien ils avaient tort ! Allez, adieu.
Elle fit mine de partir, ainsi que ses compagnons. Le garçon eut soudain une idée – risquée, mais valable.
– Attends ! lui cria-t-il tandis qu’elle s’éloignait. J’ai un marché à te proposer.
Ad ne s’arrêta pas, mais l’un de ses amis demanda :
– Lequel ?
Sa voix trahissait un intérêt mal dissimulé. Ésis jubila intérieurement et choisit ses mots avec soin avant de répondre :
– Je voyage avec des gens très importants. En particulier un certain Énantion. Énantion Éikon quelque chose… vous le connaissez peut-être, c’est le prince héritier.
Cette fois, Ad se retourna d’un bond. Ses yeux luisaient comme si elle contemplait un monceau de pièces d’or.
– Naaan, fit-elle, tu blagues là ? Toi, avec le fils du roi ? Tu veux juste sauver tes pieds.
Ésis remua sur son arbre, penché autant qu’il le pouvait sans tomber. Il souhaitait en effet récupérer ses chaussures et sa chemise, mais elle pouvait lui apporter plus que cela. La liberté pour ses amis, notamment.
– C’est la vérité même, lui assura-t-il. On était ensemble à Topaï, mais le chef des Revendeurs doit l’avoir gardé avec lui. Si vous m’aidez à le trouver et à le libérer, je suis sûr que le roi vous remerciera.
– Avec beaucoup de bel argent, pardi ! J’t’ai mal jugé, demi-portion. Jimi, rends-lui ses bottes ! Tanim, file au camp, annonce à tout le monde le bon plan que je leur ai dégoté !
Tout à son enthousiasme, elle se rua vers l’arbre et souleva littéralement Ésis, à bout de bras comme s’il n’avait rien pesé, puis le déposa exactement dans ses bottes alors qu’il s’apprêtait à crier grâce. L’une des deux silhouettes – le garçon qui avait été intéressé par le marché – fila en direction des ombres.
Ad sourit et déclara :
– Mon gars, si tu cherches l’antre du chef des Revendeurs, c’est ton jour de chance. Je sais exactement où elle se trouve. Que dirais-tu d’y aller en repérage, avant de lancer l’assaut ?
Elle est retorse la petite…
J’avais oublié combien elle était drôle à écrire. Et surtout, ne crois pas un mot de ce qu’elle dit, elle invente au fur et à mesure 🙂