Esis lutta de toutes ses forces, mais la femme l’entraînait irrémédiablement vers l’eau. Elle n’était plus du tout belle, son visage naguère si aimable convulsé en une grimace d’effort et de cruauté. Ésis pouvait percevoir la haine sans borne qui se dégageait d’elle, comme un poison dans l’air. Déjà, les pieds du jeune garçon dérapaient sur la berge boueuse et la femme jubilait. Tandis qu’il s’agitait dans l’espoir de se libérer, sa main heurta un objet dur à sa ceinture : le couteau de Han ! Il l’avait oublié, mais il l’avait sûr lui depuis le début de son périple !
Il s’en saisit et l’abattit sur le poignet de l’esprit, comptant lui faire lâcher prise. En même temps, il doutait que cela ait le moindre effet, car aucune arme n’avait jamais blessé les léchonkis. Pourtant, la femme poussa un hurlement de souffrance et lâcha prise. Aussitôt, Ésis bondit à l’écart tandis qu’elle replongeait dans l’eau trouble.
Le garçon s’assit contre un arbre, loin de la mare. Il avait eu la peur de sa vie ! Il lui fallut longtemps pour retrouver son souffle et cesser de trembler. Un peu calmé, il glissa un regard vers l’eau. La femme était toujours là et l’observait, immergée jusqu’au nez. Ses yeux exprimaient un intérêt craintif.
Ce n’était pas la première fois que la Dévoreuse réservait ce genre de surprise à Ésis. Il savait que les racines pouvaient se dresser pour étrangler leur proie, que les oiseaux étaient capables de briser une pierre de leur bec, que les clairières les plus accueillantes se révélaient souvent des pièges mortels. La nature était une traîtresse. Elle était devenue l’ennemie de l’homme depuis les Ravages, une ennemie acharnée et sournoise.
Et pourtant…
Ésis s’approcha un peu de la mare et demanda :
– Pourquoi m’as-tu attaqué ?
– Tu le sais très bien ! vociféra la femme. C’est toi qui m’as noyée dans cette mare, où je dois rester depuis !
Ses paroles surprirent Ésis. Mais, souvent, les esprits ne reconnaissaient pas les gens, ou les assimilaient à d’autres. Pour cette femme, peut-être un humain ne différait-il pas d’un autre ?
– Tu me confonds avec quelqu’un, dit-il. C’est la première fois que je te vois. On t’a noyée ici, alors ? Tu es un fantôme ?
La femme ne répondit pas.
– Tu m’as pris pour celui qui t’a tuée ? insista Ésis. C’est pour ça que tu m’as attaqué ?
– Je marchais et il m’a poussée, murmura-t-elle sans lever les yeux vers lui. Je marchais et il m’a jetée dans cette mare. Il a maintenu ma tête sous l’eau. Depuis, j’ai froid, si froid… C’était un être mauvais. Les hommes sont des êtres mauvais.
À ces mots, sa bouche prit un pli dur et haineux. Ésis réfléchit, puis retira son manteau et le tendit à l’esprit vengeur. La femme le regarda avec méfiance.
– C’est pour toi, je te l’offre, lui assura le garçon.
Il posa le manteau à terre, entre des pousses d’hellébores verts, et s’éloigna un peu. Elle sortit une main diaphane de l’eau et endossa le vêtement trop court. Étrangement, l’étoffe ne se dissolut pas au contact de l’acide et ne parut même pas mouillée.
– Merci, dit la femme. Je parlerai de toi à mes sœurs, qui vivent dans les mares près d’ici. Et j’ai vraiment vu un chat sauvage qui fuyait par là.
Elle indiqua une direction. Trop heureux d’avoir retrouvé la piste de Sicksa, Ésis n’envisagea pas qu’il puisse s’agir d’un autre mensonge et remercia le spectre, avant de se précipiter sur les traces de son ami.
Il était de si bonne humeur qu’il ne vit la muraille qu’au moment où il la heurta. Elle était apparue soudainement, après un épais bosquet de mélèzes. C’était une enceinte très laide, toute en béton gris et lisse. Ésis regarda des deux côtés mais n’en vit pas la fin. C’était probablement Topaï, la cité dont Aïtia lui avait parlé. Il réfléchit un instant. Je devrais simplement contourner cette ville, la dernière ne nous a apporté que des ennuis. Mais si Sicksa est passé par ici, il est peut-être entré. Quelques pas plus loin, il découvrit en effet des empreintes de chat sauvage qui menaient à une trouée dans la muraille.
Le passage était étroit, mais Ésis se sentait capable d’y avancer. Sicksa, qui pouvait changer de forme à volonté, n’avait sûrement eu aucun problème à y entrer. Le garçon l’appela, puis se rendit à l’évidence : il fallait traverser la muraille.
C’est ce qu’il fit, après avoir creusé un peu plus le sol. Comme souvent, il regretta de ne pas avoir la souplesse des créatures de la Grande Forêt. Il émergea dans Topaï couvert de terre, et s’immobilisa de stupeur.
Le rouille et la crasse de la ville du Fossé étaient loin. De gracieux édifices d’or et de cristal s’élevaient le long d’une rivière qui ondulait lentement avant de disparaître dans un bosquet. Des pelouses en pente douce rejoignaient de petites plages de sable blanc que l’eau claire bordait. Des oiseaux exotiques au plumage coloré voletaient dans l’air calme ou se posaient sur des fontaines finement ouvragées. Les arbres – Ésis s’en aperçut soudain – étaient eux-mêmes de magnifiques réalisations en verre teinté, où l’on avait reproduit jusqu’aux nervures des feuilles. La lumière miroitait joliment à travers et une musique agréable provenait d’une fenêtre ouverte.
Ésis, brusquement honteux de ses vêtements sales, se fit un devoir de les épousseter avec ferveur. Il lui fallut faire un effort pour s’arracher à la beauté du lieu et se souvenir de son objectif. Mais Sicksa n’était nulle part. Le garçon haussa les épaules et conclut qu’il devait le chercher. C’est ce qu’il fit, charmé par les merveilles qu’il découvrait en chemin.
Topaï, ou plutôt ses beaux quartiers, était généreuse en matière de prodiges. À Kaez, l’art et le raffinement étaient rares, et Ésis avait l’impression de découvrir le sens du mot beauté. Des diamants ornaient les ponts, des statues aux poses aériennes saluaient les passants, les gens eux-mêmes portaient des vêtements tissés d’or et d’argent. Le garçon n’osait pas croiser leur regard mais sentait qu’ils le détaillaient avec curiosité, probablement intrigués par sa tenue sale et déchirée. Fort heureusement, ils étaient peu nombreux.
Après avoir remonté plusieurs rues, Ésis prit conscience qu’il ne parviendrait à rien de cette manière. La ville était trop grande et les maisons trop hautes lui bloquaient la vue. S’il voulait retrouver Sicksa, il fallait qu’il prenne de la hauteur.
Les façades des maisons étaient couvertes d’arabesques et de corniches. Ésis hésita, mais il ne voyait aucune échelle et aucun escalier. Avec appréhension, il s’approcha d’un des bâtiments, retira ses chaussures et s’accrocha à la première prise qu’il rencontra. Puis, soudain, tout lui parut extraordinairement facile. Les sculptures étaient comme les nœuds dans l’écorce des grands arbres, les corniches étaient des branches. Or, Ésis n’avait jamais eu peur de grimper aux arbres.
Ce fut la première fois qu’il monta sur les toits, mais pas la dernière. Il atteignit le haut de la maison en quelques minutes, à peine essoufflé. De là, il vit les rues décorées des beaux quartiers, ainsi que celles plus ternes de la partie pauvre. Il constata que Topaï était ornée de nombreuses banderoles et que des gens se rassemblaient le long de l’avenue principale, comme si la ville se préparait à une fête.
Et, soudain, il aperçut un attroupement qui se formait autour d’une silhouette solitaire, reconnaissable entre toutes malgré la distance. Un enfant avec des bois de cerf sur la tête.
Ésis redescendit en hâte et se mit à courir. Les rues rectilignes l’aidèrent grandement à se repérer. Il arriva à bout de souffle dans l’avenue principale et dut s’arrêter. Où était Sicksa ? La foule s’était refermée. Le garçon maudit sa petite taille, mais les gens s’écartèrent alors comme par magie et il vit son ami, encerclé par une dizaine de personnes à l’air mauvais.
Il se précipita vers lui, mais quelqu’un le bouscula violemment.
– Place ! tonitrua une voix. Place au Cortège du prince Énantion Éïkon d’Hautepierre ! Place au fils de notre bon roi Polexandre Trois, vive-t-il à jamais !
Ésis se plaqua contre un mur tandis qu’un défilé d’équis, de carrioles et de domestiques écrasaient le sol devant lui. Dès qu’ils furent passés, il tenta de s’approcher de Sicksa, mais les magnifiques véhicules parés d’or lui bloquaient le passage. Il essaya de pousser quelques personnes, mais sans succès.
– Qu’est-ce donc ? entendit-il quelqu’un demander.
– Un monstre des bois, Monseigneur, répondit-on. Cette sale petite bête est venue planter des graines ici, pour que la Dévoreuse avale notre ville. Mais nous le tenons, maintenant ! Il va payer ça très cher !
Il a bien fait de se laver tout propre, tient !
Et personne pour appeler la garde quand un vagabond grimpe aux murs ? Tss… ces adultes…
Pauvre Siska, quand va-t-il enfin retrouver son trésor ?
C’est vrai qu’il est entré facilement, le malin… Pour leur défense, je suppose que les adultes ne s’attendaient pas à voir quelqu’un arriver de la forêt (et puis il est tellement petit, on le remarque à peine 🙂