Chapitre 14

Ésis escalada la façade la plus proche et put enfin voir ce qui se passait.

La situation était pire qu’il ne le croyait : l’un des hommes avait tiré une épée et l’appuyait contre la gorge de Sicksa. Des nobles aux riches atouts les entouraient, posant sur la scène des regards curieux ou amusés.

– Un mot de vous, Monseigneur, et je le décapite ! déclara l’homme qui retenait Sicksa.

Un jeune noble monté sur un bel équi prit un air effrayé et répondit timidement :

– Ce ne sera peut-être pas nécessaire…

Il y avait une corde qui traversait la rue, soutenant un grand drapeau coloré. Le sang d’Ésis ne fit qu’un tour et il se suspendit au filin providentiel. Celui-ci ploya sous son poids, le rapprochant de la tête des badauds.

Personne ne le vit, car tous étaient captivés par l’esprit des bois. L’homme à l’épée avait baissé son arme, perplexe, mais retenait toujours le malheureux Sicksa. Ésis se trouvait maintenant juste au-dessus d’eux. Son intention, à l’origine, n’était que de s’approcher pour distraire l’attention du bourreau improvisé. Cependant, il eut un mouvement malencontreux et son pied alla heurter la figure de l’homme. Celui-ci chancela, lâchant du même coup Sicksa.

– Mais qu’est-ce que…

Tentant le tout pour le tout, Ésis se renversa la tête en bas, s’accrochant à la corde par les genoux.

– Tes mains ! cria-t-il à son ami.

Sicksa ne se le fit pas dire deux fois et Ésis le hissa près de lui. Mais, sitôt qu’il y fut, il se métamorphosa en oiseau, ce qui était fort judicieux car la corde ployait jusqu’au sol.

– Tu aurais pu te transformer avant ! le gronda Ésis.

– J’avais trop peur.

Un caillou jaillit de la foule et toucha l’oiseau à l’aile. Heureusement, le garçon le rattrapa et le tint contre lui d’une main, tandis qu’il continuait d’avancer sur le corde en s’aidant de ses jambes. S’il parvenait à atteindre les toits, ils seraient sauvés.

Mais un couteau, adroitement lancé, trancha net la corde. Ésis, qui n’aurait eu qu’un mètre à parcourir pour atteindre son but, tomba vers la rue. Il ne lâcha pas prise, cependant, et ce fut cela qui lui sauva la vie.

Il eut le réflexe d’utiliser son poids pour se balancer plus loin, plutôt que d’atterrir dans les bras de la foule furieuse. En revanche, il n’avait pas prévu du tout l’endroit exact où sa chute s’acheva.

C’est-à-dire sur le dos de l’équi du jeune noble à l’air timide.

– Ah ! s’exclama celui-ci avec terreur, bien qu’il fut largement plus âgé qu’Ésis.

L’équi, entendant crier son maître, dut croire qu’on lui ordonnait d’avancer. Lui aussi effarouché par l’agitation, il s’élança de toute la force de ses six pattes. Le foule s’écarta de peur d’être piétinée. Ésis y vit sa seule chance et tapa des talons contre les flancs de l’animal, qui accéléra derechef. Le jeune noble, pourtant assis devant le garçon, n’eut pas la présence d’esprit de saisir les rennes.

– Laissez-moi ! hurlait-il d’un ton qu’il aurait sans doute voulu autoritaire. Je vous ordonne de me laisser !

À vrai dire, Ésis n’avait rien contre lui et aurait volontiers obéi. Seulement, s’il s’arrêtait, la foule aurait beau jeu de se jeter sur lui. Que faire, alors ? Pousser le cavalier à terre, pour qu’il se brise le cou ?

– Je veux juste sortir de la ville ! s’expliqua Ésis malgré le bruit. Où est la porte ?

– Par là… vers le quartier des marchands. Mais laissez-moi ! Vous ne savez pas qui…

Ésis parvint à rattraper les rennes qui flottaient au vent et dirigea avec effort l’équi dans la direction indiquée. Ce n’était pas cet empoté de noble qui l’aurait aidé, ça non !

Cependant, à sa grande joie, il vit l’écart entre eux et la foule se creuser. Si les gens perdaient leur trace dans les quartiers populaires, le garçon pourrait abandonner l’équi et le noble, puis passer la porte seul avec Sicksa.

Quand il perdit leurs poursuivants de vue, il autorisa l’équi à ralentir un peu et dit à son compagnon involontaire :

– Je suis désolé de vous avoir enlevé. Il fallait que je rejoigne la Grande Forêt au plus vite. Vous comprenez, je suis ami avec cet esprit. Il n’est pas méchant, c’est juste que…

Ésis cessa de parler, avec l’impression que les muscles de sa gorge refusaient soudain de fonctionner. Il se sentit subitement vide, comme si ses forces l’avaient déserté d’un coup. Cherchant vainement à aspirer de l’air, il vit la rue basculer, puis ressentit le choc des pavés. Il entendit le noble pousser une exclamation de surprise et se retourner. Rassemblant son énergie, il essaya de se relever, mais chuta dans les ténèbres.

Déconcerté par la chute de son ravisseur, le Prince Énantion parvint à arrêter l’équi. Il revint sur ses pas et constata avec une certaine inquiétude que celui qu’il avait pris pour un redoutable ennemi n’était qu’un enfant, et qu’il ne se relevait pas. La créature de la Dévoreuse, redevenue humaine, se tenait agenouillée près de lui.

Dès qu’elle vit le prince, elle se tourna vers lui avec un air implorant. Le suppliait-elle de secourir son maître ? Énantion ne savait pas. Il ne savait pas quoi faire. Il ne s’était jamais… retrouvé dans une telle situation, séparé de ses serviteurs, obligé de décider lui-même de ses actes. La course à dos d’équi lui avait laissé le cœur battant de peur et il ne se sentait pas capable de…

Les lèvres de la créature remuèrent, comme s’il essayait de communiquer avec le prince. Mais il n’était qu’un Observateur, il n’entendait pas ses propos. L’esprit des bois parut le comprendre et se pencha vers le sol. Stupéfait, Énantion le vit tracer des mots dans la poussière :

Aide-le. S’il reste ici, il va mourir.

– Tu… tu sais écrire ? Comme un humain ?

Énantion, qui avait vécu toute sa jeunesse dans le palais de Moïra, n’avait jamais vu les créatures des bois comme des êtres pensants.

Il ne doit pas mourir, écrivit l’esprit. Il est le seul à pouvoir entendre le Cœur. Sans lui, le monde mourra.

S’il avait été moins surpris, Énantion aurait cru à une blague. Il contempla l’enfant et son compagnon, indécis. C’était son intendant Sérem qui s’occupait de ce genre de choses, pas lui ! Mais, tandis qu’il hésitait, la créature le fixait avec une expression toujours plus suppliante – et son visage désespéré changeait ! Il prenait les traits du prince, qui le regardait sans comprendre, comme si l’esprit espérait l’émouvoir plus facilement.

Pitié, inscrit-il sur le sol.

Énantion aspira une bouffée d’air, puis hocha la tête sans être certain lui-même de ce qu’il faisait.

– D’accord, dit-il. D’accord, je vais demander à Sérem. Mais je ne sais pas ce qu’il décidera.

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