Chapitre 24

Naria fit mine d’hésiter et Eidolon dut la tirer par la main. Le coup de feu avait retenti dans toute la forteresse et des moines armés sortaient déjà du phare. Ils n’étaient qu’une dizaine, mais ils parurent être des milliers aux fugitifs. Le jeune homme comprit qu’il n’y avait aucun moyen de s’échapper.

Sauf un.

L’idée explosa dans son esprit. Au même instant, il sut qu’elle était mauvaise, mais que c’était leur seule chance.

– L’avion ! dit-il à Naria qui suivait péniblement. J’ai vu où Zéren le garde, si on y va on pourra partir d’ici !

La malheureuse jeune fille ne put que hocher la tête, trop essoufflée pour articuler une syllabe. Eidolon l’entraîna vers le hangar où, en regardant par la fenêtre pendant le dîner, il avait observé le lent retour terrestre de l’avion. Par bonheur, il trouva l’endroit ouvert, avec un seul garde assis près de l’appareil.

– On a besoin de l’avion ! lui lança le jeune homme d’une voix impérieuse.

Au même moment, des cris s’élevèrent de la cour. Quelqu’un sonna même du tocsin. Le garde, tiré de sa quiétude vespérale, fit un geste vers son arme qu’il avait posée contre un mur. Eidolon leva son bras, la Griffe bien à la lumière, et gronda :

– Monte ou tu es mort !

L’homme se laissa abuser par le ton de sa voix, ou alors il reconnut une arme dans l’aspect menaçant de la Griffe. Il se redressa et s’engouffra dans l’avion. Eidolon, tenant toujours Naria, y entra à son tour. Il trouva sans problème la poignée qui verrouillait la porte, mais ne sut que faire, en revanche, face au tableau de bord couvert de voyants et de boutons.

– Comment ça marche ? demanda-t-il rudement au garde.

– Selon le règlement, il faut être deux pour…

– Et sans règlement et tout seul, comment ça marche ?

L’homme lui indiqua les commandes. En somme, c’était assez simple – du moins, cela le semblait, en théorie. Tant pis, se dit Eidolon. Dans la pratique, on verra bien si ça marche ! Ils n’avaient guère le choix, de toute façon.

– Mais avant de décoller, ajouta l’homme, il faut prendre de la vitesse, et rouler sur au moins trois cent mètres. Si vous faites sortir l’avion sur la plage, vous devriez pouvoir y arriver, mais avant il faut descendre et ouvrir les portes du…

– On oublie, répliqua Eidolon en enclenchant les moteurs.

La carlingue se mit à vibrer atrocement. Le jeune homme pria pour que l’appareil ne se disloque pas au décollage, puis poussa les réacteurs à fond.

L’avion fit un bond en avant, arrachant ainsi un cri d’effroi à tous ses occupants. Il partit comme une flèche à travers la cour remplie de monde. Heureusement pour eux, les moines eurent l’intelligence de s’écarter à temps. Le mur opposé, en revanche, se rapprochait à une vitesse folle.

Eidolon dut monopoliser tout son sang-froid pour continuer à rouler droit, sans redresser l’avion. S’il se hâtait trop, l’appareil n’irait nulle part. Ou plutôt si : dans le mur, car il était désormais impossible de l’arrêter. Naria hurla de terreur et se cacha les yeux. Le moine-garde se jeta à genoux et commença à prier avec ferveur. Eidolon attendit.

Une onde électrique le traversa et il sut, aussitôt, que le moment était venu. Il mit toute ses forces sur le levier, s’y suspendit presque, le tira avec toute la violence dont il était capable. Durant une fraction de seconde, rien ne parut changer et Eidolon crut qu’il avait échoué, que tout était fini, qu’ils allaient mourir. Puis l’avion s’arqua vers le ciel avec un horrible grincement, les roues s’arrachèrent du sol et l’énorme carlingue passa par-dessus le mur.

Eidolon lâcha un cri d’exaltation pure. En l’espace de deux secondes, il était passé de la promesse d’une mort certaine au salut et à la liberté. Une vague de fierté sans borne l’envahit : lui, le fils à papa, le gamin casse-pieds élevé dans sa citadelle moyenâgeuse, il pilotait un avion ultra-moderne et venait d’échapper à ses ennemis au cœur même de leur fief !

– Dieu est grand, murmura le moine-garde avec un soupir tremblant.

– Et moi, alors ? se moqua Eidolon. C’est moi qui ai manœuvré et qui ai réussi !

– Qu’allez-vous faire de moi ?

Eidolon n’y avait pas pensé et sa bonne humeur redescendit d’un cran.

– Asseyez-vous là, ordonna-t-il en indiquant un siège. Et n’en bougez pas jusqu’à ce que j’aie pris une décision.

Il s’était retourné une seconde, le temps de désigner le fauteuil, et eut une énorme surprise, mais pas une bonne surprise. C’était plutôt tout l’opposé.

Chaos, l’Hecton, se tenait assis sur le plancher.

– Ah ! s’exclama le jeune homme.

Le moine le vit à son tour et recula aussitôt, si bien qu’il se heurta fortement à la paroi métallique.

– Vous avez amené cette chose avec vous ? hoqueta-t-il.

– Non ! s’insurgea Eidolon. Naria ! Qu’est-ce qu’il fait là ? Tu n’aurais pas pu me le signaler quand…

– Attends, je vais t’expliquer ! En fait c’est moi qui l’ai fait monter. J’ai…

– Tu as quoi ? Mais tu es complètement folle, ma parole !

Un choc retentit. Eidolon prit soudain conscience qu’ils volaient trop bas : ils venaient de heurter l’un des arbres géants de la Dévoreuse et étaient en passe de s’écraser au milieu de cet enfer végétal. Il parvint juste à temps à dévier la trajectoire de l’appareil et dut utiliser toute son habileté pour le faire atterrir proprement à la lisière. Le contact avec le sol n’en fut pas moins rude et chacun se retrouva projeté au sol.

Eidolon ouvrit la porte et ordonna au garde :

– Dehors ! Tout de suite !

Comme l’homme ne réagissait pas assez vite, Eidolon le poussa à l’extérieur et sortit derrière lui, furibond.

– Retournez au phare, dites ce que vous voulez à Zénei mais dégagez ! s’époumona-t-il.

L’ex-prisonnier ne se le fit pas dire deux fois et déguerpit. Eidolon se força un inspirer profondément, mais sa colère ne le quitta pas. Toute bonne humeur l’avait fuit. Il prenait soudain conscience du caractère désespéré de la situation : il avait brisé une alliance qui aurait tout arrangé, tué un homme, volé ce qui était probablement le dernier avion du monde et, pour couronner le tout, il était en présence d’un fou furieux à la force démesurée !

– Eidolon ? murmura timidement Naria.

Elle se tenait dans l’embrasure de la porte, encore tremblante.

– Je suis désolé, je ne pensais pas… commença-t-elle.

Le jeune homme la tira violemment vers lui. La Griffe lui broyait le bras, l’empêchait de réfléchir.

– Comment, désolée ? tempêta-t-il. C’est tout ? Tu es juste désolée ? Mais regarde un peu ce que tu as fait ! J’étais content, moi, j’avais enfin trouvé un allié… quelqu’un qui m’aurait aidé, protégé, informé… et toi, tu as tout gâché !

– Je voulais seulement…

– Pourquoi es-tu sortie ? Qu’es-tu allée faire en bas, dans la cellule de ce monstre ?

– Je comptais aller lui parler… enfin, il est muet, c’est vrai, mais je pensais communiquer par signes, peut-être… j’ai voulu…

– À cause de toi, j’ai tout perdu ! Tu ne comprends pas ce qui se passe, idiote ? Je suis tout seul, mon père est mort, des ennemis me traquent et je n’ai plus un sou ! Impossible de revenir chercher les brigands, maintenant que leur chef est mort. Zénei m’aurait donné tout ce dont j’avais besoin, un toit, à manger, une armée… comment va-t-on faire, d’après toi ?

Il la tenait la les poignets et la secouait, tandis qu’elle essayait d’échapper à sa prise. Les joues barbouillées de larmes, elle bafouillait en continu :

– Je suis désolée, désolée, désolée…

– Et l’Hecton ? Il a fallu que tu le traînes avec toi ! Quelle idée, enfin, de le prendre avec toi ! Tu n’aurais pas pu le leur laisser ?

À ces mots, Naria se jeta à terre et enserra ses genoux.

– Non, gémit-t-elle. Ils le traitaient mal, là-bas… tout seul… enfermé dans le noir…

– Et pourquoi t’en préoccuper ? Pourquoi ?

Naria leva vers lui un regard pitoyable et parvint à balbutier :

– Il me faisait penser à… mon petit frère…

Eidolon sentit son sang se glacer dans ses veines. Sa colère disparut aussi soudainement qu’elle était apparue. Son frère… le frère qu’il avait tué, à Kaez, avec tous les autres habitants. La famille de Naria qu’il avait honteusement massacrée. Une chape de culpabilité s’abattit sur lui et il se laissa tomber face à la jeune fille, qui sanglotait avec désespoir.

– Pardon, lui murmura-t-il en l’étreignant.

Des larmes coulèrent sur ses propres joues. Naria se laissa aller contre sa poitrine et ses sanglots se calmèrent. Puis, lentement, elle leva la tête vers lui et leurs visages ne furent plus qu’à un souffle l’un de l’autre. Leurs lèvres se touchèrent et, les yeux encore humides, ils s’embrassèrent doucement. Naria poussa un soupir, puis reposa la tête contre l’épaule d’Eidolon, qui continua de la serrer contre lui.

Cette étreinte fut l’un des rares moments où chacun partagea les émotions de l’autre et le comprit. Naria pleurait sur sa famille, Eidolon pleurait de l’avoir détruite. Elle regrettait Kaez, lui regrettait de l’avoir réduit en cendres. Certes, Naria ne savait rien de la culpabilité qui rongeait son ami, mais au moins ils déploraient la même perte et aucun de cherchait à manipuler l’autre, ni à le dominer ni à le blesser. Une rareté, dans leur vie commune.

Le charme fut malheureusement brisé par un glapissement inarticulé. Eidolon et Naria se levèrent en sursaut et découvrirent Chaos, assis près de la porte. L’Hecton les fixait en plissant les yeux, le cou tendu tel un monstrueux oisillon attendant la bectée. Ainsi pris entre la lumière de l’avion et l’obscurité de la nuit, il avait un aspect encore plus difforme : ses membres malingres d’enfant semblaient deux fois trop longs, son dos se voûtait et se tordait comme le corps d’un serpent, sa bouche entrouverte laissait voir des dents luisantes qui évoquaient des crocs.

Mais il ne bougea pas. Il se contenta de regarder autour de lui avec un air vaguement perplexe, conscient de se trouver dans un endroit inconnu. Eidolon se détendit un peu en constatant qu’il ne comptait pas se jeter sur eux.

– S’il te plaît, le supplia Naria, laisse-le venir avec nous. C’est comme… comme un tout petit enfant, il ne saura pas comment survivre tout seul.

Eidolon ne put retenir un grognement de mépris.

– Un tout petit enfant capable de nous égorger d’une main, rappela-t-il.

– Alors que veux-tu faire ? Le ramener à Zénei ? Il sera sûrement ravi de te voir revenir au phare avec lui. Et même si tu le laisses ici, que se passera-t-il ? Zénei le retrouvera et le lancera à ta poursuite, puisque pour lui c’est une arme.

Le jeune homme haussa les épaules. La Griffe lui faisait moins mal et il aurait voulu profiter de ce répit sans réfléchir à ses problèmes.

– Mieux vaut le garder près de nous, dit doucement Naria. Il suffira de l’attacher pendant la nuit pour plus de sécurité, mais d’être gentils avec lui pour qu’il nous aime bien. On pourrait s’en faire un allié plutôt qu’un ennemi, non ?

Sa voix était calme mais persuasive. Naria, la plus jolie fille de Kaez et la plus aimée des garçons, n’avait pas vécu seize ans sans apprendre les rudiments de la manipulation. Retrouver ses vieilles habitudes de séduction, qu’elle avait cru perdues avec son village, l’emplissait d’une douce exaltation.

Eidolon hésita et regarda Chaos. L’enfant-monstre bavait un peu. Le jeune homme ne put réprimer un frisson de dégoût, mais il hocha la tête.

– C’est d’accord, lâcha-t-il. Mieux vaut apprivoiser cette… chose que l’avoir à nos trousses, prêt à nous massacrer. Mais quand on s’arrêtera pour dormir, tu trouveras quelque chose de solide pour l’attacher, c’est compris ?

– Pourquoi « quand s’arrêtera » ? s’étonna Naria. On ne dort pas ici ?

Ici ? Avec Zénei qui arrivera sitôt que son moine lui aura dit où nous sommes ? Non, d’abord c’est trop près du phare, ensuite j’ai d’autres projets pour cette nuit.

Le cœur de Naria s’emballa, car elle se souvenait encore du baiser, et l’espoir lui vint que, peut-être, Eidolon lui en réservait d’autres du même genre. Manipulatrice, mais pas insensible à l’amour.

Elle ressentit une pointe de déception quand le jeune homme sortit de sa veste un petit rectangle plat. Un écran s’alluma et Naria vit deux points apparaître en surbrillance. Elle lança un regard perplexe à son compagnon.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.

– Un radar à Griffe. Tu vois, là c’est la mienne et celle-là…

Il indiqua le deuxième point. Un air avide passa sur ses traits et Naria frissonna à son tour.

– Celle-là, acheva-t-il, c’est celle de la criminelle que je cherche. Et c’est tout près d’ici – enfin, je veux dire qu’avec l’avion c’est si près qu’on peut y être avant le lever du soleil. C’est génial !

Réjoui par cette perspective, il remonta dans l’appareil sans prendre garde à Chaos, même lorsqu’il le frôla au passage. Naria le suivit plus calmement, avec l’impression que toute force l’avait quittée. L’air tranquille de la nuit avait chassé la tension qui l’habitait et désormais elle se sentait… vide.

Elle s’assit dans un siège tandis qu’Eidolon démarrait l’avion, puis son regard tomba sur Chaos. Ce dernier avait les yeux mi-clos et souriait à moitié, avachi contre une paroi métallique, comme s’il rêvait. Naria se demanda ce qui avait pu la pousser à s’embarrasser d’un simple d’esprit, mais sut au même moment qu’elle ne regrettait pas son geste, quoi qu’il puisse se passer ensuite.

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