– On se verra demain ? demanda Camille.
Elle sourit. Une lampe lança une sinistre lueur d’incendie sur ses cheveux.
– Oui, à demain, répondit Ésis.
*
Le garçon se réveilla en sursaut, tiré de son inconscience par des images de flammes. Par réflexe, il voulut s’asseoir, mais retomba aussitôt – sur des oreillers. Surpris, il fronça les sourcils. Il n’était plus dans la rue, mais dans une chambre décorée de riches tentures.
Il aurait dû se trouver dans la rue. Que s’était-il passé ?
Les souvenirs lui revinrent. Il était… tombé. Il ne se l’expliquait pas. Avait-il reçu une pierre pendant sa fuite ? Il n’avait rien senti, mais on disait que certaines blessures ne faisaient mal qu’après quelques secondes.
Il réessaya de s’asseoir et, cette fois, y parvint. Soudain, il s’aperçut qu’il tenait quelque chose dans son poing. En l’ouvrant, il y découvrir un petit caillou banal, comme on en trouvait des centaines dans la Dévoreuse. Puis ses yeux rencontrèrent le visage attentif de Sicksa, assis au pied du lit.
– C’est toi qui m’a donné ça ? lui demanda-t-il.
L’esprit haussa les épaules, l’air de trouver cette question idiote.
– Ne le perd pas, dit-il en guise de réponse.
Ésis déposa la caillou dans l’une de ses poches puis entreprit de se lever. Il avait les jambes molles, mais elles le soutinrent sans peine quand il se mit debout. À chaque seconde, il se sentait moins faible. Quoi qu’il se soit passé, décida-t-il, c’est bon signe.
Mais où était-il ? Il promena un regard intrigué sur la chambre. Elle était grande et incroyablement luxueuse. Sa maison de Kaez aurait pu y tenir toute entière. Non, jamais Ésis n’en avait vu de pareille.
– Qu’est-ce qui s’est passé ? finit-il par demander à Sicksa.
– Les nobles nous ont conduits chez eux.
Il n’ajouta rien de plus, selon son habitude. Ce trait de caractère parut soudain très énervant à Ésis. Le garçon s’approcha de la porte – qui faisait au moins trois mètres – et toqua timidement.
– Il y a quelqu’un ? demanda-t-il.
Il n’espérait pas vraiment de réponse, cependant un choc ébranla le bois et une voix gronda :
– Silence, vaurien !
Déconcerté par cette répartie inattendue, Ésis resta un instant muet, puis se reprit.
– Qui êtes-vous et qu’est-ce que je fais là ? demanda-t-il.
– Toi, l’ami des monstres, tu es là parce que notre prince Énantion a bien voulu sauver ta carcasse. Alors tu te tais et tu restes tranquille !
Ésis lança un regard stupéfait à Sicksa, qui haussa les épaules. Le prince Énantion ? Pour ce qu’il se rappelait, le garçon n’avait jamais entendus ce nom avant le passage de cortège. À Kaez, seuls les adultes s’intéressaient un peu à la politique. Pour Ésis, ce prince n’était qu’un illustre inconnu.
Pourquoi lui était-il venu en aide ?
– Je peux m’en aller ? demanda encore Ésis.
Un ricanement lui parvint.
– Non, lui répondit son interlocuteur caché. Nous sommes les gardes personnels du prince et nous avons pour ordre de t’empêcher de sortir. Dès que notre maître sera revenu, tu iras en prison pour avoir aidé un monstre des bois.
Encore plus perplexe, Ésis retourna s’asseoir sur le lit. Mais enfin, comment s’était-il retrouvé dans une situation si étrange ? S’il n’était pas tombé, Sicksa et lui seraient déjà à l’abri dans la Grande Forêt.
Il resta immobile pendant plusieurs minutes, réfléchissant intensément.
– Tu comprends quelque chose à cette histoire de fous, toi ? demanda-t-il à Sicksa.
Bien sûr, il ignorait que le jeune noble dont il avait emprunté l’équi était le Prince Énantion. Comment aurait-il pu savoir que le fils chéri du roi, jeune homme timide habitué au calme de son palais, avait pris pitié de lui et bravé pour la première fois l’intendant de son père ?
Ce qu’il ne savait pas non plus, c’était que les gardes postés sur les murailles venaient d’apercevoir, au loin, de curieux mouvements dans la Dévoreuse. Le vent dans les arbres ? se demandèrent-ils. Tout était si tranquille, à cette heure de l’après-midi.
Seulement, s’ils avaient eu le Don d’Entendre, ils auraient perçu les sons métalliques qui provenaient de sous la voûte forestière, ainsi que des éclats de voix hostiles.
Sicksa haussa les épaules. Ésis lui donna un bourrade, agacé qu’il répète ce geste.
– Enfin, tu étais réveillé, toi ! lui dit-il. Tu dois bien savoir ce qui nous est arrivé.
– Je lui ai demandé et il a répondu « oui, je veux bien l’aider ». C’est simple, non ?
– Pas vraiment, non…
À une centaine de mètres du mur d’enceinte, une armée d’ombres s’éparpilla et se posta en cercle autour de Topaï. Elles se tenaient rigoureusement silencieuses, si bien que les gardes ne les remarquèrent pas. Elles attendaient.
L’un des hommes de la muraille fronça les sourcils, croyant humer dans le vent une odeur d’huile brûlée et de rouille. Étrange, songea-t-il.
– Bon, raisonna Ésis, je n’ai pas envie de retourner en prison. Toi non plus. Donc, nous n’avons aucune raison de rester ici. Tant pis pour cette histoire.
Bien sûr, il mourait d’envie d’élucider ce mystère. Jamais sa curiosité n’avait été aussi vive. Seulement, ce n’était pas le moment d’y céder et il en avait pleinement conscience.
– On s’en va, décida-t-il.
Mais pour où partir ? Les gardes ne quitteraient jamais leur poste… Ce fut Sicksa qui trouva la solution, en découvrant une fenêtre au milieu des rideaux et des tapisseries. Ésis constata avec dépit que le sol était à une vingtaine de mètres.
– Je ne vole pas, moi, dit-il.
– Mais tu grimpes, répliqua l’esprit des bois.
Il y avait en effet une multitude de sculptures et de corniches qui étaient autant de prises pour escalader la façade.
– D’accord, dit le garçon. On va descendre par là.
Toutefois, avant de partir il s’empara de quelques fruits oubliés dans une corbeille. Il avait faim, et après tout il ne faisait qu’honorer l’hospitalité de ce prince inconnu. C’était presque le remercier, en réalité.
Les poches gonflées de pommes et de poires, il bondit sur le rebord de la fenêtre et entreprit de descendre vers la rue.
Cependant, au même moment, la menace vague qui pesait sur la ville se concrétisa sous la forme d’une armée hurlante. Les gardes de la muraille virent soudain apparaître des dizaines hommes qui rugissaient en cadence, à cris brefs et belliqueux. Ils tenaient des lances, des épées mais aussi des armes à feu, sombres vestiges du temps des Ravages.
Les gardes de Topaï firent sonner l’alerte, brusquement tirés de la quiétude de l’après-midi. Pourtant, le pire était encore à venir. Tout à coup, ils virent apparaître derrière les guerriers ennemis une volumineuse ombre de métal. Une machine monstrueuse, rouillée et grinçante, s’avança en écrasant arbres et pierres. Puis, résolument, elle tourna son faciès sifflant et gondolé vers les portes de la ville et donna un premier coup.
« C’était presque le remercier, en réalité. »
Tu files un mauvais coton petit chenapan !
(mais va, on sait ce que c’est que la faim…)
Il a le sens des priorités 🙂