Naria se cramponnait aux accoudoirs de son siège, les bras raides. À midi pile, un appareil était arrivé devant l’auberge et Eidolon y était monté. La jeune fille, malgré sa peur de l’inconnu, l’avait suivi avant que la porte ne se rabatte.
Enfermée dans le véhicule volant, elle regrettait désormais sa décision. L’avion – elle avait entendu Eidolon l’appeler ainsi – se déplaçait beaucoup plus vite qu’un éliplane. Naria pouvait sentir les vibrations sous ses pieds et voyait défiler le paysage par le hublot. Une mer de nuages, sous laquelle apparaissait par instants la mer de la Dévoreuse. La sœur d’Ésis ignorait ce qui l’effrayait le plus.
Pour oublier sa peur, elle se concentra sur la conversation d’Eidolon. Il avait emmené avec lui Grenn, le chef des brigands – et il ne lui avait pas demandé de venir, à elle. Ils parlaient à voix basse de ce qu’il conviendrait de révéler à ce Zénei d’Amerpic.
– Tu pourrais me dire pourquoi tu réponds à son appel ? demanda-t-elle assez fort pour les interrompre.
Eidolon délaissa sa discussion le temps de répondre :
– Je te l’ai déjà expliqué. Il détient des informations sur la criminelle. Grâce à lui, j’aurais mis la main sur elle demain.
– Moi, je trouve ça louche, cette histoire. Il n’aurait pas pu venir lui-même ? Pourquoi te conduire, toi, chez lui ? Et si c’était un piège ? S’il voulait juste te couper le bras et récupérer la Griffe ?
Si Eidolon entendit dans ces paroles les accents de la prudence et de la vérité, il n’en laissa rien paraître. Son bras lui faisait mal et il devait retrouver cette maudite femme, c’était tout ce dont il se souciait.
– Peu importe, répliqua-t-il. Ce qui compte, c’est qu’avec son aide je capturerai cette criminelle sans tarder. Le plus tôt sera le mieux et, crois-moi, elle n’en a plus pour longtemps.
Naria préféra se taire, de peur de l’agacer et d’être abandonnée. Mais son mauvais pressentiment ne la quittait pas.
Une heure plus tard, l’appareil se posa sur une piste près de la mer. Eidolon sortit le premier, épuisé par la douleur de son bras mais déterminé à ne montrer aucune faiblesse. Cependant, il ne put masquer son étonnement devant ce paysage totalement inconnu.
Il avait déjà vu l’océan sur de vieilles photographies, mais rien ne l’avait préparé à sa mouvance, aux mystérieuses nuances qui roulaient fugitivement sur les vagues. Au cours des Ravages, des combats titanesques auraient eu lieu dans les profondeurs et l’on racontait désormais que le fond avait disparu sous la force du chaos, laissant les noires abysses se prolonger à l’infini. La côte elle-même avait été transformée : elle avait l’aspect d’une plage vitrifiée, lisse, comme si le sable blanc qui la composait était coulé d’un bloc. Nul plante n’y poussait, aussi elle formait un contraste saisissant avec l’enchevêtrement de la Dévoreuse.
Eidolon entendit Grenn et Naria lâcher des exclamations stupéfaites, tandis qu’ils sortaient à leur tour.
– Monseigneur, demanda le chef des brigands, êtes-vous sûr qu’il n’y a aucun danger ?
S’il avait choisi la vérité, Eidolon aurait dit qu’il ne savait pas. Mais il était bien plus prudent de répondre ce qui conviendrait le mieux à cet homme :
– Il n’y a aucun risque, affirma-t-il.
– Comment peux-tu en être sûr ? répliqua Naria, très nerveuse.
Une voix s’éleva tout près d’eux, les faisant sursauter :
– Il a parfaitement raison, ma chère.
Ils se tournèrent vivement. Qui n’aurait pas été effrayé dans un tel lieu ? Grenn tira même son tranche-gorge et le brandit vers le nouveau venu.
Celui-ci, en réalité, n’avait rien de menaçant. Il était âgé, avec une longue barbe et une épaisse chevelure blanches, où l’on distinguait encore quelques reflets gris. Il était vêtu d’une robe de moine, comme Eidolon en avait vu dans les villes de l’ouest, mais ne portait nul emblème de religion. Sa grande taille, que l’âge n’avait pas vaincue, lui permettait de dominer les deux adolescents. Mais à part cela, il avait l’air inoffensif.
Il sourit devant la lame pointée vers lui et dit :
– Je vous prierais de ranger cela, monsieur. Je ne vous veux aucun mal. Au contraire, je comptais vous instruire à propos des Griffes, mais aussi à propos de l’étrange monde qui est désormais le nôtre…
*
Zénei – car c’était lui – les conduisit jusqu’à une étrange construction toute en hauteur, qu’Eidolon reconnut pour être un phare. Une muraille l’entourait, percée de meurtrières et d’une unique porte à deux battants. Grâce à son talent de Renifleur, le jeune homme sentit l’odeur acre d’un feu de bois et en conclut que l’endroit était habité.
Pendant qu’ils marchaient, Zénei entreprit de se présenter :
– Je me considère comme un collectionneur. LE collectionneur, à vrai dire. J’ai établi ma résidence près de la mer il y a quelques années. Depuis, je récupère tous les objets qui s’échouent sur la plage. Il y en a parfois de très étranges, que certains sont prêts à payer une fortune. Je m’en fais aussi apporter, quand j’entends une rumeur qui m’intéresse. Après, soit je les revends, soit je les garde ici, dans mon musée. Je garde les vestiges de l’ère précédente.
Eidolon se força à écouter avec attention. À vrai dire, les bavardages de Zénei l’ennuyaient et son bras lui faisait mal. Mais il devait être attentif, au cas où le vieux bonhomme lâcherait une information importante. Il voulait savoir comment tout cela était arrivé, ce qu’il lui arrivait, et comment faire pour que les choses reprennent leur cours normal.
Ils arrivèrent à la porte du fort. Naria poussa un soupir de soulagement.
– Je n’ai jamais autant marché, dit-elle.
Eidolon se moqua de sa faiblesse, mais prit soin de dissimuler son sourire. Zénei ne devait pas croire que leur groupe était divisé, même sur les plus petits détails.
Le vieil homme toqua à la porte. Un panneau coulissa, laissant distinguer deux yeux méfiants, puis le visage s’écarta et l’un des battants fut tiré en arrière.
– Heureux de vous revoir, maître, dit un moine en s’inclinant.
Eidolon nota que Zénei lui répondit à peine. Attentif, le jeune homme détailla la cour qui entourait le phare. Elle était relativement grande mais peu de personnes s’y trouvaient. Toutes étaient des moines en robe brune et sale, et toujours avec le même air méfiant. À l’arrière du groupe, Naria hésita, sentant probablement la tension qui régnait là.
Zénei, sans tenir compte de l’hostilité des moines, guida ses hôtes vers le phare.
– Qui sont ces gens ? lui demanda Eidolon.
– Mes serviteurs, répondit-il. Ils m’aident dans mon travail de collection.
– Et là, intervint Naria, qu’y a-t-il ?
Elle pointait le doigt vers un local construit en pierre, dont la porte était maintenue par de lourdes barres de fer. Eidolon cru remarquer que les moines se raidissaient en voyant ce qu’elle indiquait.
– C’est là que je range mes trésors, répondit Zénei. J’ai toujours peur qu’un voleur s’introduise ici, alors je m’entoure de précautions.
C’était là un aveu bien vite proféré. Mentait-il pour cacher quelque chose de plus important ? Par prudence – et par curiosité – Eidolon chuchota au chef des brigands :
– Reste ici et vois si tu trouves des informations intéressantes.
Le voleur hocha la tête et se laissa distancer. Zénei ne parut pas remarquer sa disparition, mais Eidolon ne doutait pas qu’il l’ait constatée.
– Bienvenue dans ma retraite, déclara Zénei en s’asseyant dans un fauteuil.
Le salon, situé tout en haut du phare, était meublé avec goût. De larges fenêtres y laissaient entrer la lumière à flots. Les murs étaient dissimulés par des montagnes de livres, qui attendaient sagement sur les rayonnages des bibliothèques, ou de tableaux représentant des paysages. D’épais tapis et de profonds fauteuils donnaient à la pièce un aspect douillet.
Naria et Eidolon s’assirent. À ce stade, le jeune homme décida que les politesses avaient assez duré et qu’il était temps de parler sérieusement :
– Que savez-vous des Griffes ? demanda-t-il en dévoilant son bras.
Celui-ci était rouge et contusionné autour du bracelet de métal. Naria poussa une exclamation mi-compatissante, mi-dégoûtée. Zénei resta de marbre.
– Ah, fit-il, je vois que vous avez retrouvé l’un de mes articles. Votre père me l’a volé il y a peu et je l’ai amèrement regretté. C’est un objet extraordinairement précieux, vous savez ?
– Peu m’importe. Retirez-moi cette horreur ou indiquez-moi où trouver l’autre, qu’on en finisse.
Zénei s’enfonça plus confortablement dans son fauteuil et déclara :
– Jeune homme, ce n’est pas près de finir. Il se trouve que j’ai à vous parler. J’ai une proposition à vous faire.
Eidolon s’apprêta à répliquer, mais le vieil homme l’interrompit :
– Or, pour que vous compreniez bien la valeur de cette proposition, il faut que je vous explique certaines choses. Ce sera une histoire fort longue, j’en ai peur, mais passionnante.
Grinçant des dents, Eidolon contint sa colère et écouta.
– Commençons par l’histoire du monde, dit Zénei. Au temps des Ravages…
– Oui, je connais, le coupa le jeune homme. Il était une fois un monde rempli d’hommes corrompus qui voulurent tout posséder, qui se détruisirent eux-mêmes en jouant les sorciers et qui churent durement de leur rang, et bla bla bla…
– Pas exactement. Disons plutôt que jusqu’à l’époque des Ravages, cinq races s’étaient succédées dans notre monde. La race d’Or, qui était un parangon de vertu, puis la race d’Argent qui se laissait aller à la paresse et à l’irrespect envers les dieux. La décadence était amorcée. Ensuite vint la race de Bronze, qui se savait rien faire d’autre à part se battre. Aussi naquirent les Héros, la quatrième race : elle fit cesser la guerre et laissa place à la cinquième race, la nôtre. Nous sommes la race de Fer, jeune homme, vouée au travail et à la douleur.
– On en ferait une épopée, se moqua Eidolon – mais trop bas pour être entendu.
– Mais, un beau jour, une sixième race naquit. Des hommes aux cheveux blancs dès l’enfance, qui n’avaient rien d’humain dans l’âme. Aucune morale ne germa jamais dans leur esprit. Ils détruisaient tout, non par haine ou par jalousie, mais parce que c’était leur nature. On les nomma les Hectons.
– Ce sont eux qui ont fait pousser la Dévoreuse ? demanda Naria.
– Plus ou moins. C’est plus compliqué. C’est à cause des désordres qu’ils ont provoqué dans le monde que la nature a pu relever la tête. La race de Fer l’avait maîtrisée, mais elle s’est rebellée. Elle a avalé les Hectons et la plupart des survivants de notre race. Seuls quelques uns d’entre nous ont survécu et ont fondé les villes fortifiées qui existent aujourd’hui.
Zénei se pencha en avant, les coudes sur les genoux.
– Mon garçon, dit-il en fixant Eidolon avec intensité, cette nature prise de folie est une menace pour l’humanité. Tu n’as pas idée de toutes les merveilles que ce monde recelait à l’époque où la Dévoreuse ne le rongeait pas. Mon grand projet est de la détruire, afin de retourner à notre gloire du siècle passé. Mais pour cela, j’ai besoin de ton aide.
Eidolon ressentit un pincement amer. En vérité, c’était lui qui avait besoin d’aide. En venant, il avait espéré que le Collectionneur mettrait un terme à sa douleur. Qu’il serait enfin délivré de la Griffe. Mais les choses prenaient une tournure bien plus compliquée.
– Quel genre d’aide ? demanda-t-il.
– Tu es le fils d’Akel Soll. Un traître et un bandit redoutable, il est vrai… Mais il possédait aussi bon nombre d’alliances solides. C’est ce qui m’intéresse. Étant son héritier, tu disposes de ce réseau d’alliance. Oh, bien sûr, il te faudra t’affirmer face à la société clandestine, mais j’ai bon espoir. J’attends que tu lèves une armée et que tu ailles accomplir une mission.
– Une armée ? Rien que ça ?
Eidolon se demanda si le vieil homme était fou.
– Et vous n’avez toujours pas répondu à ma question ! insista-t-il. Que sont les Griffes, à la fin ? Pourquoi celle-là s’est-elle accrochée à moi comme ça ?
– J’y viens. Vois-tu, il existe un point central au développement de la Dévoreuse. Une source gorgée de vie, de laquelle dépendent tous ces arbres. Les Griffes permettent de détruire ce puits. Elles ont été créées par les Hectons dans leurs dernières heures. Elles ont une forme de… d’esprit. Celle que ton père a volée a probablement senti en toi une certaine disposition de caractère, dont elle a décidé de se servir. En somme, tu es son véhicule pour parvenir à la dernière pièce de l’arme, sans laquelle les Griffes ne sont rien.
Le jeune homme s’apprêtait à demander ce dont il s’agissait quand un cri déchira l’air, provenant de la cour. Zénei, Naria et lui se précipitèrent à la fenêtre.
En bas, des moines se rassemblaient, avec de grands gestes paniqués. Un attroupement se formait autour de deux silhouettes radicalement isolées.
L’une était celle d’un enfant aux cheveux blonds, très clairs, qui se tenait courbé et plaquait ses mains sur ses oreilles en agitant la tête. Il était debout devant la porte barrée de fer, maintenant grande ouverte. À ses pieds gisait le corps de Grenn.
Eidolon ne vit pas de sang, mais pressentit que la raideur de l’homme n’était autre que celle de la mort.
Il allait parler à Zénei quand l’enfant leva la tête vers lui, une grimace démente sur les traits. Eidolon remarqua alors que ses cheveux n’étaient pas blonds, mais d’une blancheur de neige. La Griffe serra plus fort son bras blessé.
– Votre ami, dit Zénei d’un ton lugubre, vient de faire la connaissance de notre pensionnaire. Il s’agit de la dernière pièce de l’arme dont je parlais. C’est un Hecton.
hmhmmmm… intéressant tout ça. J’aime bien la reprise de cette vieille mythologie des âges d’or et de décadence.
Merci ! A la base, c’était inspiré du mythe de l’oeuvre « Des Travaux et des jours » d’Hésiode. Un professeur nous en avait parlé et j’avais adoré le concept.