Bien sûr, Aïtia savait retomber sur ses pattes.
– J’allais justement chercher ma bourse dans l’éliplane, dit-elle. Si vous me laissiez…
Mais son interlocuteur n’était pas non plus idiot, car il lui bloqua aussitôt le passage.
– Ne jouez pas à cela, l’avertit-il. J’ai eu la gentillesse de me lever aux aurores pour soigner vos brûlures. Ça m’a mis en retard, d’ailleurs. Alors maintenant, il faut me payer !
Aïtia arborait en effet des pansements sur les avant-bras et le cou. Ésis devina qu’elle avait été brûlée pendant l’explosion. Il compatit pour la douleur qu’elle devait ressentir, mais un bref instant seulement. En vérité, il éprouvait une grande déception. Aïtia, la farouche guerrière, celle qu’il avait prise pour une héroïne venue des temps anciens, agissait comme la plus banale des malhonnêtes. Elle essayait tout simplement d’éviter de payer ce qu’elle devait au médecin, sans panache et sans amour-propre.
– Si vous ne payez pas, insista le bonhomme, je préviendrai la garde de quartier. À vous de voir.
Le fond de l’histoire, comme le garçon l’apprit plus tard, c’était qu’Aïtia n’avait pas d’argent pour payer. Elle avait perdu sa bourse à Kaez, raison pour laquelle elle tentait d’échapper à la note. Ésis aurait peut-être mieux compris son attitude s’il avait su cela, mais à cet instant il l’ignorait. Tout ce qu’il voyait, c’était qu’il avait marché toute la nuit depuis son village détruit, et que personne ne faisait attention à lui.
– Et moi, je suis là ! finit-il par s’exclamer avec colère.
Cette intervention lui valut deux regard étonnés.
– Qui est-ce ? demanda le médecin.
– Je ne sais pas, répondit Aïtia.
À ces mots, Ésis qui n’était pourtant pas d’un naturel violent sentit une fureur noire l’envahir. Elle ne le reconnaissait pas ! Elle l’avait oublié !
– Vous avez détruit mon village hier soir, dit-il d’un ton dur.
Il fixait les yeux d’Aïtia, guettant un changement d’humeur. Un air surpris passa sur les traits de la femme, mais elle reprit bien vite un visage impassible.
– C’est faux, bien sûr, dit-elle au médecin.
– Non, c’est vrai ! s’emporta Ésis. Je vous ai vue dans l’avenue, avec cet autre type ! C’est vous qui avez tout détruit, là, avec votre bracelet ! Moi, j’ai marché jusqu’ici pour vous retrouver, parce que je veux que vous m’expliquiez ce qui s’est passé ! C’est à cause de vous que ma mère et ma sœur sont mortes ! Alors montrez-moi que vous avez un cœur et répondez à mes questions !
– C’est tout ce que tu veux ? fit Aïtia. Des réponses ?
Son ton était dubitatif. Ésis allait insister, quand il prit conscience qu’il ne voulait pas que cela. En quittant Kaez, il avait espéré… il avait pensé que, peut-être, la jeune femme accepterait de s’occuper de lui. Au moins pendant un temps. C’était idiot, car il n’était rien pour elle… mais il n’avait plus personne.
– Oui… non, bafouilla-t-il.
Aïtia comprit ce dont il retournait et sourit d’un air narquois.
– Pas question, dit-elle. Je suis en mission et j’ai autre chose à faire que de m’occuper des petits miséreux.
– En voilà assez ! s’exclama le médecin.
Tandis qu’Ésis demeurait figé par le choc, le bonhomme s’avança vers l’escalier et exigea à grands cris qu’on lui envoie la garde. Moins d’une minute plus tard, deux hommes arrivèrent et s’enquirent de la situation. Le médecin se chargea de la leur exposer.
– En prison, décrétèrent-ils en entraînant Aïtia.
Menottée et encadrée par les deux gardes, la jeune femme ne tenta ni de protester, ni se se défendre. Ésis assista, impuissant, à la scène. Il voulut aussitôt les suivre, mais le médecin le retint.
– Pas si vite, toi, lui dit-il. Tu es couvert de boue de la Dévoreuse, et selon nos lois il est interdit d’en ramener dans l’enceinte de la ville.
– Mais je veux aller avec eux !
– Le seul endroit où tu iras, c’est dans une douche de décontamination, comme tu aurais dû le faire en entrant en ville. Ensuite, on trouvera bien quelqu’un pour s’occuper de toi. Ne t’inquiète pas.
Il faisait probablement un effort pour se montrer compatissant, mais Ésis s’en moquait. Il ne voulait pas « quelqu’un » mais Aïtia, malgré la déception qu’il venait de subir. Cependant, le médecin le poussa devant lui jusqu’à la rue, où il ne vit ni la guerrière ni les gardes.
– Je veux aller en prison avec eux, insista-t-il.
– J’ai dit non.
Furieux, Ésis eut alors une idée. Il ramassa une poignée de cailloux et les lança de toutes ses forces sur les carreaux de l’auberge. Ils se brisèrent à grand fracas et des cris s’élevèrent de l’autre côté. Pour faire bonne mesure, le garçon jeta le dernier, le plus gros, sur un service en porcelaine laissé sur une table. Malgré la fenêtre qui gênait, ce fut un tir magistral, le plus beau qu’Ésis ait jamais réalisé.
Tandis que la patronne sortait avec un air furibond et que deux autres gardes arrivaient, il déclara avec une impression de triomphe :
– Maintenant, je vais en prison.
*
On le plaça dans une cellule séparée de celle d’Aïtia par une grille. Ésis, qui ne connaissait pas les prisons, fut bien étonné de n’y découvrir aucun meuble. Il n’y avait qu’une couverture râpeuse qu’on avait jetée sur le sol. On lui offrit un bol de soupe. Trop fatigué pour se confronter de nouveau à l’étrangère, il mangea, puis se coucha et dormit un long moment.
Quand il se réveilla, la nuit était tombée. Il distingua les murs lisses de la prison faiblement éclairés par une bougie tremblotante et se rappela soudain où il était. Il s’assit et fit face à Aïtia.
– Ah, tu ne dors plus, constata-t-elle.
Ésis ne répondit pas et un long silence passa. La femme, nonchalamment adossée au mur, montra quelques signes d’embarras, puis finit par dire :
– Écoute, me regarde pas comme ça. Je suis désolée pour tout à l’heure. Ce n’est pas que je ne veuille pas m’occuper de toi, c’est que je suis en mission. Je n’ai pas le droit de traîner en route, et tu me ralentirais. Tu comprends ?
Ésis refusa encore de parler. La nervosité d’Aïtia alla croissant, jusqu’à ce qu’elle se mette en colère et gronde :
– Attention, tu ne me feras pas culpabiliser comme ça ! Je t’ai dit que je n’y pouvais rien. Je suis désolée d’avoir détruit ton village, mais je ne peux pas m’occuper de toi. Si j’avais eu une pièce, je t’aurais payé une chambre à l’auberge, mais je n’en avais pas ! Et c’est justement pour ça que je suis ici, alors fiche-moi la paix !
Elle s’adossa de nouveau au mur, dont elle avait bougé tout en parlant, et ferma les yeux comme pour dormir.
– Tu crois qu’il vont nous envoyer au bagne ? lui demanda Ésis, que cette possibilité inquiétait beaucoup.
Elle secoua la tête.
– Non, penses-tu, répondit-elle. Moi, je resterai ici une semaine, ensuite mes supérieurs viendront payer ma caution et je pourrai sortir. Toi, on te mettra dehors demain matin et tu iras tenter ta chance à l’orphelinat du coin.
Cette perspective n’enchantait pas Ésis. Il avait entendu parler des orphelinats, mais ce n’était pas en bien. On y était mal nourri, on vivait dans la saleté et les pensionnaires étaient souvent livrés à eux-mêmes.
– Réponds à mes questions, ordonna-t-il à Aïtia.
– À quoi bon ? De toute façon, je serai débarrassée de toi d’ici six ou sept heures.
– Alors je casserai autre chose et je reviendrai te poser des questions jusqu’à ce que tu y répondes, la menaça Ésis.
Elle soupira, puis le regarda et lui demanda :
– Très bien. Qu’est-ce que tu veux savoir ?
Plusieurs questions fusèrent dans l’esprit du garçon, trop nombreuses pour qu’il puisse en choisir une. Il finit par poser la première qui lui venait :
– Tu as dit que tu étais en mission. Quelle mission ?
Elle leva un bras et dévoila un peu plus l’étrange bracelet qu’elle portait. Il donnait l’impression d’être très lourd et n’était pas très beau. Ésis commença à y voir autre chose qu’un bijou.
– Je devais ramener ça à l’organisation pour laquelle je travaille, l’A-C… commença-t-elle.
– C’est quoi, comme organisation ? Je n’en ai jamais entendu parler.
Aïtia sourit et répondit :
– Normal, c’est une organisation non-officielle… mais qui a l’appui du pouvoir royal, j’en témoigne ! Enfin, pour en revenir à ce truc, mon chef m’a demandé d’aller le chercher. Ça s’appelle une Griffe. Je l’ai trouvée dans une ville de l’extrême sud, les Gardiens du coin l’avaient entreposée dans leur Maison.
Ésis contempla l’objet pendant quelques secondes, s’enhardit même à toucher le métal glacé, puis demanda :
– C’est ça qui a détruit mon village, n’est-ce pas ? L’autre garçon, à la fête, avait le même.
– C’est vrai qu’il y avait aussi celui-là.
– Qui est-ce ?
– Je ne l’avais jamais vu avant hier soir. Mais j’ai l’œil habitué à reconnaître les gens, et ce gars-là était un fils de noble, pas de doute. Pas assez musclé pour un paysan ou un Brûleur, et un maintient trop raide pour un simple citadin.
Malgré ses craintes et sa tristesse, Ésis sentir l’excitation poindre en lui. Des armes dévastatrices ! Des nobles ! Une organisation secrète ! Il avait l’impression d’être projeté dans l’une de ces histoires pleines d’aventures grandioses qu’il aimait tant.
– À quoi sert la Griffe ? reprit-il avec une impatience croissante.
Aïtia fit une grimace.
– Pour le moment, répondit-elle, surtout à me faire mal. Cette saleté est infernale. Ça a commencé quand j’ai croisé ce petit noble et ça ne veut pas s’arrêter depuis.
– Ah bon ? s’inquiéta le garçon, qui était prompt à compatir.
– Mais ça ira. J’ai vu pire. Sinon, ça a quelques utilités. Tiens, regarde.
Elle tendit la main et referma ses doigts sur ce qui n’était apparemment que du vide. Mais quand elle desserra le poing, Ésis vit un minuscule morceau de roche noire posé dans sa paume.
– Ce n’était pas là avant ! s’exclama-t-il.
– Crois-tu ? lui demanda Aïtia avec un sourire malicieux.
Elle leva de nouveau la main et Ésis concentra son attention sur sa vue, espérant discerner un détail qui lui aurait échappé. Cet espoir ne fut pas déçu : près de la Griffe, de petites ombres tournoyaient. Quand Aïtia en saisit une, elle prit une apparence solide et se matérialisa dans sa main sous la forme d’un second caillou.
– J’ai vu ! s’écria-t-il. Mais qu’est-ce que c’est ?
– De la matière-ombre. Enfin, c’est comme ça que mes supérieurs l’appellent. Tout ce que je sais, c’est que la Griffe attire de petites choses et qu’elle les fait passer à notre niveau de perception. Ça m’a complètement prise au dépourvu quand elle a produit cette explosion, hier.
Ésis s’empara d’une des pierres. Elle était lisse et froide.
– Et ça n’attire que de la roche ? demanda-t-il.
– Non. Parfois, j’obtiens de petits bouts de plantes bizarres, des morceaux de bois, de la poussière… un jour, j’ai même trouvé de l’eau, qui est arrivée en boule compacte et qui a coulé ensuite.
– Ça vient peut-être du monde des esprits, suggéra Ésis.
– Peut-être… mais en tout cas, je n’ai jamais pu faire apparaître d’argent. Ça m’aurait été bien utile. Une clé, aussi, ça pourrait servir. Je déteste être enfermée. Pas toi ?
Ésis devait bien reconnaître qu’il aurait préféré être à l’extérieur. Une petite fenêtre à barreaux se découpait dans le mur du fond, laissant passer l’air frais de la nuit. Il charriait les odeurs de la ville – essence, viande grillée, eau sale. Le garçon s’approcha pour tenter de regarder au-dehors…
Et Sicksa se cogna à son front en voulant entrer.
De stupeur, il se rejeta en arrière avec une exclamation de surprise, ce qui lui attira un regard intrigué d’Aïtia. L’oiseau en profita pour se faufiler à l’intérieur et se percha sur l’appui de la fenêtre. Il était très agité et remuait sans cesse ses ailes.
– Il arrive ! pépia-t-il. Le deuxième arrive !
– L’autre porteur ? s’enquit Ésis. C’est de lui dont tu parles ? Il est entré en ville ?
– Il est à la porte !
Elle doit avoir une sacré volonté la madame pour ne pas se jeter à la gorge du petit si la Griffe le veut mort. Oo
Aïtia est loyal-bon au fond d’elle, on ne tue pas les enfants (même les petits cons, même si on a envie)