Ésis marchait. Il avait cessé d’essayer de mesurer le temps. D’ailleurs, la nuit était tombée depuis longtemps et il ne savait pas évaluer le mouvement des étoiles. Sicksa voletait devant lui, l’encourageant parfois d’une trille enjouée. Il disparaissait par instants, puis revenait.
Le coucher du soleil avait annoncé le début des plus grands dangers de la Grande Forêt. C’était alors que les plantes croissaient, qu’une vie propre entrait en elles et les animait d’une énergie furieuse.
C’était pour cela qu’il ne fallait jamais rester dans la Dévoreuse la nuit.
Ésis comprit qu’il avait commis une erreur. Quand les racines et les lianes commencèrent à frémir autour de lui, il se rendit compte qu’il s’était laissé piéger par la Dévoreuse, la vraie ennemie de l’homme.
Ce fut d’abord un frémissement à peine perceptible parmi les fourrés, puis une agitation vorace, démente, primitive. Le garçon vit les plantes perdre leur paisible immobilité et se mouvoir d’une façon qui aurait pu sembler anarchique, mais qui avait un but, un seul : progresser, coloniser les espaces libres, remplir le vide. Des racines grosses comme un bras se dressaient en fouettant lourdement l’air, des spores empoissonnées explosaient en nuages denses, des graines mitraillaient la terre et les troncs.
Ésis, malmené au cœur de cette tempête végétale, progressait tant bien que mal. Guidé par Sicksa, un tissu noué sur le visage, il évitait de justesse les racines, rampait, retenait son souffle, courait pour quitter les zones les plus dangereuses. Il savait que, des kilomètres plus loin, les plantes s’acharnaient sur les murailles des villes et que les Brûleurs les repoussaient à grand peine. Tel était désormais le combat des hommes.
La lune fut soudain au zénith et la furie de la Dévoreuse redoubla d’intensité. Ésis dut s’arrêter dans un arbre mort et contempla, tremblant de peur et serrant Sicksa contre lui, la danse meurtrière des plantes au-dehors. Puis enfin l’astre nocturne entama sa descente et le calme revint un peu. Le garçon reprit alors son chemin, d’un pas lourd et épuisé.
Vers le milieu de la nuit, la lune plongea dans les nuages. Racines et lianes retombèrent dans leur immobilité. Ésis dut alors faire appel à son ouïe et à sa vue, activant alternativement ses deux talents. Pour la première fois de sa vie, il lui vint à l’esprit qu’il était étrange de les posséder en même temps. Cependant, il ne s’y attarda guère, car ils lui étaient bien utiles.
Il se rendit bientôt compte que l’obscurité n’était pas totale. Une lumière tremblante tombait du ciel, filtrée par les feuilles qui bruissaient au vent. Près du sol des champignons de souche phosphorescents répandaient une douce lueur azurée, à laquelle répondaient les essaims de lucioles dorées. Une averse passa sur la canopée, glissant jusqu’au garçon sous forme d’une myriade de gouttelettes argentées.
Au cours de ses quelques heures qu’il passa seul, il perçut l’autre visage de la Grande Forêt. Ce n’était plus un univers amical et lumineux, mais un lieu d’ombres sans fond, de mystères, de dangers et de sons ténus. Et en même temps, c’était toujours ce monde plein de vie et de mouvements obscurs qu’Ésis aimait tant. Il apprit à aimer aussi cet autre visage, autant qu’à le craindre.
La vie anarchique de la Grande Forêt continuait de se communiquer à lui. Ésis savourait cette impression tout en sachant qu’il ne s’agissait que d’une illusion, car on n’avait jamais vu un arbre offrir sa force à un être humain. Mais c’était cela qui lui permettait de tenir. Par deux fois, il tomba dans la mousse emperlée d’humidité des sous-bois et fut tout près de renoncer, le cœur broyé par le chagrin. Mais il se releva et se força à oublier sa fatigue et sa peine.
À plusieurs reprises, il manqua de tomber dans l’un des pièges de la Grande Forêt. Sa plus terrible erreur fut de s’aventurer sur une plaque de mousse carnivore sans s’en rendre compte. Par chance, elle ne rongea que les semelles de ses chaussures, car il bondit aussitôt à l’écart. Il gardait un souvenir très vif d’un Brûleur qui s’était éloigné du groupe et qui avait été dévoré par ce type de mousse en vingt secondes.
Cet incident le laissa sauf, cependant il se mit à pleurer, incapable de se résoudre à avancer. Il aurait voulu être chez lui, avec sa mère et sa sœur, dans une maison chaude et claire. Ce qui était arrivé à Kaez lui apparaissait comme le comble de l’injustice. Le voyant immobile, Sicksa vint se poser sur son épaule.
– J’ai eu peur, dit-il avec douceur.
Cette petite voix qui sortait de son bec d’oiseau était si étrange qu’Ésis sourit. Il se calma un peu et demanda à son compagnon :
– Tu crois qu’on est toujours sur le bon chemin ?
– Sûrement, répondit Sicksa. Le Fossé n’est plus loin.
Ésis reprit courage et recommença à avancer. Cette fois, Sicksa resta avec lui, perché sur son épaule. Son poids ténu réconforta le garçon et il se sentit plus capable d’affronter la Dévoreuse.
*
De longues heures s’écoulèrent encore dans un désordre de racines et de sève bouillonnante. Puis un frémissement s’empara de la Grande Forêt, la houle se calma et les plantes ployèrent avec douceur. Au loin, une première lueur fendit le ciel. Ésis, monté au sommet d’un tertre comme sur une vague figée, embrassa du regard la vallée et put apercevoir une coulée sombre au milieu des arbres.
Ils étaient arrivés au Fossé.
Les Hommes ont peur du noir et on sait pourquoi. :p
Comment ne pas avoir peur, en effet, quand on sait que le drôle de bruit qu’on entend en pleine nuit est sans doute un arbre en train d’essayer de vous boulotter…