Chapitre 10

Aïtia se précipita vers le garçon surpris et le tira vivement en arrière. Alors qu’il voulait protester, il vit Sicksa reculer d’un bond et pousser un hurlement effrayant.

– Trop près, gémit l’esprit des bois, trop près…

Soudain, un petit prisme se dessina au-dessus de sa tête. Ésis l’aperçut car il avait, par réflexe, amplifié sa vue. Un objet translucide et vaguement cubique tournoyait au-dessus de Sicksa, rattaché à lui par un fil presque invisible. Un second fil le reliait à la Griffe d’Aïtia.

– Arrête, lui cria Ésis, tu lui fais mal !

Il bouscula la jeune femme, qui manqua se tomber à terre. Le fil qui partait de la Griffe se rompit. Sicksa, comme s’il était libéré d’une entrave tangible, prit l’apparence d’un chat sauvage et s’enfuit. Ésis esquissa un geste pour le suivre, mais Aïtia le retint d’une poigne de fer.

– Mais qu’est-ce qui t’a pris, enfin ? s’exclama-t-elle.

– Tu lui faisais mal ! répliqua-t-il en lui lançant un regard furieux. Je t’ai dit que c’était mon ami et toi…

– C’est un esprit-gardien, pauvre idiot ! Tu ne savais pas ?

– Un quoi ?

– Les esprits-gardiens sont des créatures polymorphes qui vivent nord, dans les plaines vides. Ils peuvent prendre l’apparence de tout et de n’importe quoi. Oh, au début, ils sont gentils, ils jouent, ils font des blagues… et ensuite ils grandissent et là c’est plus de la rigolade ! Ils deviennent des créatures absolument abominables, qui tuent tous ceux qu’elles rencontrent !

– Mais pas lui ! s’indigna Ésis. Tu as bien vu qu’il nous a aidés, hier, avec les clés !

– Oui, bien sûr ! Parce que ton ami, c’est encore un gosse, comme toi ! Mais d’ici une semaine ou deux, il va atteindre l’âge adulte et hop ! Il nous dévorera tous les deux. Tu comprends maintenant ?

Le garçon hésita. La colère l’avait quitté, remplacée par le doute.

– Comment as-tu vu que c’était un esprit-gardien ? demanda-t-il d’un ton plus calme.

– Le prisme au-dessus de lui. Ça apparaît quand un esprit-gardien s’approche de la Griffe. Dépêche-toi, maintenant. Il faut partir avant qu’il ne revienne, sinon il risque de nous suivre.

– Non ! décida Ésis. Je lui ai dit qu’il pouvait venir avec moi, alors je refuse de l’abandonner !

Il ne comprenait pas pourquoi Aïtia agissait de façon aussi stupide. Sicksa n’était pas un monstre, alors il était inutile de le tenir à distance. Il en deviendrait un ? On n’en était pas encore là ! Pour l’instant, il n’avait encore rien fait de mal et ne représentait aucun danger.

– Je vais le chercher, déclara-t-il.

– Non, tu m’accompagnes jusqu’à l’éliplane, et tout de suite !

Ésis la toisa d’un regard furieux. Dominé par sa colère, il ne prit pas garde à ce curieux retournement de situation et s’exclama :

– Je vais chercher Sicksa, c’est comme ça ! Il m’a dit qu’il n’avait plus personne, que tout le monde l’avait abandonné. Alors il est hors de question que je le laisse moi aussi.

Sur ces mots, il se sauva en courant dans la direction où Siksa avait disparu. Derrière lui, Aïtia lui cria d’attendre, mais il alla plus vite encore.

*

Restée seule, Aïtia se mordit le poing de rage. Elle avait tout fait rater ! Pourquoi, pour une fois qu’elle essayait de réaliser une bonne action, pourquoi commettait-elle erreur sur erreur ? Elle voulut se lancer à la poursuite de l’enfant, mais sentit que cela ne ferait qu’empirer la situation.

– Mais quelle idiote ! se fustigea-t-elle.

N’avait-elle rien de plus intelligent à faire que de s’énerver ? Maudissant son tempérament trop vif, elle tourna en rond quelques secondes, ne sachant que faire.

Un peu avant l’aube, quand elle avait arrêté l’éliplane, elle avait marqué une pause pour regarder Ésis. Il dormait, ce maudit esprit-gardien perché sur sa tête, et la jeune femme était restée longtemps immobile à le contempler. Elle avait réfléchi, elle avait mesuré le poids de ses fautes, l’étendue de ses doutes. Endormi, le garçon semblait fragile et sa culpabilité s’était accrue.

Mais fragile, il ne l’était qu’en apparence. C’était ce qu’Aïtia avait compris et c’était ce qu’elle se répétait maintenant pour se rassurer, assise sur une pierre. Il y avait quelque chose d’incohérent dans l’histoire de cet enfant. Comment avait-il réussi à traverser la Dévoreuse sans être tué ? Même un adulte peinait à s’y frayer un chemin en plein jour, alors de nuit ! Aïtia ne doutait pas un instant qu’Ésis lui ait raconté la vérité, mais il aurait dû être mort. Pourtant, aucun prédateur ne l’avait attaqué, la boue ne l’avait pas contaminé, les plantes ne lui avaient pas barré le chemin comme elles le faisaient parfois, les nuits de pleine lune.

Il devait être différent des autres enfants. Or, tout ce qui était anormal intéressait ses supérieurs. Aïtia, grâce à l’émetteur de l’éliplane, avait déjà contacté le quartier général et s’était servie de ce prétexte. Messon, le numéro deux, avait accepté sans entrain d’accueillir Ésis.

Et là, Aïtia ne savait plus quoi faire. Elle n’osait pas aller chercher le garçon, de peur qu’il se mette à la considérer comme une ennemie. Mais elle avait aussi la conviction que le garçon était important pour l’organisation et le laisser aurait été un acte de désobéissance.

Or, depuis que l’organisation l’avait recueillie dans sa jeunesse, elle s’était forgé un principe unique de conduite : ne jamais désobéir.

Elle hésita, puis grimpa dans la cabine de l’éliplane et enclencha la radio. Personne ne répondit sur la fréquence du quartier général, mais tous les sons étaient enregistrés même quand le responsable était absent.

– Messon, dit rapidement Aïtia, je vais chercher le garçon. Je ne pourrai pas vous contacter pendant un moment. Terminé.

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