Ce ne fut qu’aux premières lueurs de l’aube qu’ils atteignirent le Fossé. Ésis n’y était pas retourné depuis l’été précédent, à bord de l’éliplane du village. Il accompagnait des marchands, qui avaient bien voulu s’occuper de lui pour la journée.
Comme ce jour-là, il fut saisi par l’immensité du vide qui se profilait devant lui. Une rivière brillait tout au fond mais d’un éclat très faible, et tout le reste était d’un noir profond. On aurait dit que la nuit résistait au soleil en se tapissant entre les murs de pierre.
Le Fossé avait toujours alimenté la peur et les superstitions. Paradoxalement, plusieurs villes étaient construites à ses abords : en effet, la roche était à nu, ce qui empêchait les plantes de s’approcher. Il s’y déroulait un commerce intensif avec tous les villages du sud. On avait coutume de dire que tout ce qui se vendait passait par là un jour ou l’autre.
Tremblant de fatigue, Ésis entama la descente vers la ville la plus proche. Plus il s’en approchait, plus elle lui paraissait grande. La hauteur de ses murailles le rendait anxieux. Soudain, il prit conscience de la peur qui l’étreignait, une angoisse sourde à l’idée de rencontrer des étrangers, mais plus encore celle d’être rejeté. Il désirait plus que tout être entouré d’êtres humains.
C’est à cause de sa nervosité qu’il entendit le bruit qui approchait derrière lui. Il se hissa dans un arbre, mais les branches étaient très frêles, car c’était l’un des derniers avant la roche. La ramure ployait sous le poids pourtant léger du garçon.
Il mesura bientôt combien sa prudence avait été judicieuse. Un jeune homme passa sous l’arbre et Ésis le reconnut aussitôt : c’était celui de la fête. Il ne pensa pas à lever les yeux et s’avança de quelques pas vers la ville, puis fit demi-tour.
– Il cherche la porteuse, dit Sicksa.
Ésis attendit qu’il s’éloigne pour descendre, car les branches craquaient de façon inquiétante. Apparemment, le jeune homme n’était venu que pour observer le terrain avant de s’y engager. La meilleure option était donc de quitter cet endroit au plus vite.
– Je vais attendre ici, proposa Sicksa, et je viendrai t’avertir s’il approche.
Ésis le remercia et parcourut la distance qui le séparait encore de la ville.
La porte était gardée. L’œil d’une caméra se braqua sur lui puis deux hommes apparurent, armés de Bâtons-feu. Les Brûleurs s’en servaient ordinairement pour repousser les plantes, mais on pouvait aussi les utiliser contre un ennemi quand on n’avait rien d’autre.
Ésis se rendit alors compte qu’après une nuit dans la Dévoreuse, il ne ressemblait plus à grand chose. Ces gens le prenaient probablement pour un esprit des bois. On aurait pu s’y tromper, car le garçon disparaissait sous une couche de boue, de sève et de tout ce qu’il avait pu ramasser pendant son voyage.
– Je cherche une jeune femme, leur dit-il.
Mais il était enroué d’avoir trop pleuré et les vigiles ne comprirent rien à ses paroles. Cependant, l’entendre parler leur prouva qu’il n’était pas un léchonki. Ils se détendirent et l’un d’eux demanda même :
– Ben, bonhomme, qu’est-ce que tu fais dans cet état ?
Le garçon s’éclaircit la gorge et répéta :
– Je cherche une femme qui s’appelle Aïtia. Elle est peut-être passée par ici. Elle est jeune et elle porte une armure de Brûleur sous son manteau. Vous l’avez vue ?
Déconcertés par sa question, les deux hommes se regardèrent. Tout cela était très inhabituel pour eux : un enfant seul et sale comme une bête de la forêt, qui surgissait aux premières lueurs de l’aube pour les interroger sur une femme. Ils comprenaient vaguement que quelque chose s’était passé, seulement Ésis n’avait ni le temps ni l’énergie de le leur expliquer.
– Alors, vous l’avez vue ? insista-t-il avec un pointe d’énervement.
Celui qui n’avait pas parlé, et qui devait avoir l’esprit moins vif que son collègue, répondit :
– Ouais, l’est entrée hier soir. L’avait un éliplane.
Ésis ne se le fit pas dire deux fois et entra d’une démarche si volontaire que les gardes ne songèrent pas à l’arrêter. Il pensait à l’éliplane : à coup sûr, c’était celui de Kaez. Aïtia avait dû le récupérer dans les décombres. Une machine pareille ne se cachait pas facilement. S’il parvenait à retrouver l’engin, il saurait que la femme était là aussi.
Cela ne lui prit guère de temps. L’éliplane était posé près d’une auberge à la façade écaillée. En réalité, toute la ville paraissait vétuste et sale : les murs étaient noirs de crasse, la rouille avait envahi la moindre parcelle de métal et des déchets jonchaient le sol. Ésis, qui n’avait jamais dépassé le quartier des gros marchands, était déçu par ce premier aperçu d’une grande ville.
Il s’obligea à se concentrer sur son but. Malgré l’heure matinale, l’auberge était déjà ouverte. Il entra et déboucha dans une salle commune pleine de monde. Une vingtaine de têtes se tournèrent vers lui et le scrutèrent avec des mines patibulaires. La nervosité d’Ésis monta d’un cran.
– Pas de boue ici, mon garçon, dit une voix courroucée.
Ésis se retrouva face à la patronne, qui le considérait avec dégoût.
– Et puis tu as quel âge ? continua-t-elle. Si tu es mineur, tu n’entres pas, désolée. Je ne tiens pas à avoir d’ennuis.
Le garçon ne répondit pas. Il ne bougea pas non plus. La mégère le détailla avec plus d’attention, puis un air d’effroi passa sur ses traits et elle s’exclama :
– Mais c’est de la boue de la Dévoreuse ! Tu ne sais pas qu’elle est dangereuse ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire, enfin ? D’où tu viens comme ça ?
De peur qu’elle ne le mette dehors, Ésis prit son ton le plus poli et lui demanda :
– Je cherche la femme qui est venue avec l’éliplane.
Une petite serveuse, qui passait près d’eux, entendit et répondit :
– La troisième chambre du premier.
Ésis y monta tandis que la patronne accablait la serveuse de reproches. Son cœur battait d’impatience maintenant qu’il touchait à son but. Il accéléra le pas, courant presque dans le couloir…
Et percuta soudain Aïtia, qui allait tout aussi vite mais dans l’autre sens.
Il reste figé devant elle, stupéfait par son apparition inattendue. En revanche, si la femme fut surprise de trouver sur son chemin un gamin couvert de saleté, elle l’écarta bien vite comme si elle fuyait un danger.
D’une certaine façon, c’était le cas : un petit homme bedonnant arriva en courant lui aussi, tout en brandissant un morceau de papier.
– Ma note, dit-il d’un ton réprobateur. Vous n’avez pas payé ma note !
Ah ces adultes… toujours à s’arrêter à des détails insignifiants…
Le grandiose et la poésie foutent le camp XD