Ésis attendit prudemment que le vent chasse les dernières traces de spores avant de quitter son abri. Enfin, il se redressa et fut surpris du silence qui avait envahi la Grande Forêt. Puis, peu à peu, les bruits normaux refirent leur apparition : la stridulation des insectes, les chants d’oiseaux, le craquement des branches. Cette musique délicate et familière rassura le jeune garçon.
Ce qui venait d’arriver le laissait perplexe. Il était courant que certains champignons ou certaines fleurs lancent des spores en grande quantité. Seulement, jamais ils n’en avaient produit autant ! Des petits nuages, et encore… D’ailleurs, cela se produisait d’ordinaire au printemps et non en automne !
Ésis reporta son attention sur son compagnon. La créature semblait en excellente santé et regardait autour d’elle avec de grands yeux intrigués. Apparemment, elle ne comprenait pas ce qui venait de se passer. Le garçon en fut surpris, car c’étaient les habitants des bois qui lui avaient parlé des tempêtes de spores. Il n’aurait jamais pu se rendre compte du danger sans les connaissances des léchonkis.
Qui était donc cet être, qui semblait totalement étranger aux esprits des bois ?
– Tu as eu chaud, dis donc, fit Ésis.
Son interlocuteur sourit. Le garçon crut discerner chez lui une pointe de remords.
– Qui es-tu ? l’interrogea-t-il.
Mais l’être lui répondit dans une langue inconnue. Ésis fronça les sourcils. D’habitude, il comprenait les léchonkis.
– Tu as un nom ?
Au moment même où il prononçait ces mots, il pensa qu’ils seraient vains. D’abord l’être ne le comprenait probablement pas non plus, ensuite peu de léchonkis portaient un nom. Cependant, la curieuse créature parut saisir le sens de ses paroles car il s’inclina et dit :
– Sicksa.
Puis son apparence se modifia en un battement de cils et l’enfant humain laissa place à un cincle plongeur, un petit oiseau de rivière au plumes gris ardoise. Il lança un chant joyeux et s’envola, tandis qu’Ésis le regardait avec stupéfaction.
En partant à la recherche des lechonkis, le garçon songeait encore à cette étrange rencontre. Un mystère de la forêt, se disait-il avec excitation. Il s’agissait d’une expression de superstitieux, de vieux villageois craintif. Malgré lui, Ésis n’était pas tout à fait insensible à ce genre de peur. Mais chez lui, cette peur se teintait grandement de curiosité et d’admiration.
Par ailleurs, nul prodige ne pouvait le détourner longtemps de son but. En dépit de toute cette agitation, il avait gardé le couteau de Han. Il comptait bien étonner ses amis avec !
– Ohé, je suis là ! lança-t-il en entrant dans la clairière.
Cet endroit était devenu leur point de rendez-vous. C’était un lieu étrange, car les Ravages ne semblaient pas l’avoir touché. Les plantes avaient des proportions normales, le soleil l’atteignait sans peine et l’eau des mares était pure, contrairement aux autres qui étaient remplies d’acide. Même les arbres appartenaient à des espèces connues avant le déclin de l’humanité.
Un silence suivit l’appel d’Ésis et il craignit que les léchonkis ne soient déjà partis. Cela leur arrivait chaque année, du milieu de l’automne au printemps, et ils se montraient très agités auparavant. À leur attitude de ces derniers jours, le garçon sentait que ce moment approchait et il s’en désolait.
Mais la clairière s’emplit bientôt de cris de joie et les léchonkis apparurent. Ésis fut bientôt cerné par une vingtaine d’êtres aux cheveux verts, tous plus bruyants les uns que les autres.
– Les tartines ! s’exclama l’un d’eux en battant des mains.
Ésis reconnut celui qui lui en avait volé une plus tôt. Joueur, il se hissa en deux acrobaties sur une branche et agita son sac.
– Je ne te les donnerai que si tu viens les prendre ! dit-t-il en riant.
Mais son sac lui fut soudain arraché et il aperçut un autre léchonki, qui se balançait souplement dans un arbre proche.
– Pris ! répliqua la créature avec malice.
Ésis lui jura qu’il ne perdait rien pour attendre et se lança à sa poursuite.
Ce fut une excellente journée. Ésis ne parvint pas à s’approprier les tartines, mais ses camarades lui offrirent des noix et des pommes sauvages qui poussaient là. Ils jouèrent un long moment. Le garçon montra son couteau et les esprits admirèrent les arabesques et la façon dont la lame brillait au soleil. En revanche, ils ne virent rien d’intéressant dans le fait que l’arme repousse le mal. Qu’était le mal, d’ailleurs ? C’était bien une invention d’homme.
Ésis parla de son village et les léchonki de leur forêt. Ils étaient inquiets.
– Pourquoi ? leur demanda le garçon.
Les tempêtes de spores, lui répondit-on. Les averses acides, les tremblements de terre au sud, les fruits qui ne venaient pas. Pour quelle raison ? On ne savait pas. Le monde changeait, c’était étrange.
Cependant, même ces sujets lugubres ne dissipèrent pas l’atmosphère joyeuse de ce bel après-midi. L’occupation préférée des léchonkis était de chercher les promeneurs et de les égarer. Ésis les accompagna dans ce jeu. Ils ne trouvèrent personne, mais ils s’amusèrent beaucoup à se déplacer d’arbre en arbre. Les êtres yeux cheveux verts rirent de leur camarade, qui se mouvait bien plus lentement qu’eux. Ésis, cependant, considéra qu’il ne se débrouillait pas si mal : il ne tombait plus et avançait sans chanceler sur les hautes branches, à la manière d’un équilibriste.
Plus tard, il interrogea ses amis au sujet de Sicksa, puisque tel semblait être le nom de la créature polymorphe. Certains l’avaient vu, la veille, mais jamais avant. Il ne s’était pas joint à eux. Tout ce qu’ils savaient de lui, c’était qu’il était de la même nature qu’eux.
À la fin de l’après-midi, le jour décrut rapidement. Ésis, comme tous les enfants des terres frontalières, savait qu’il était dangereux de s’éterniser dans la Dévoreuse après le coucher du soleil. C’était à la lueur de la lune que les plantes croissaient et que les bêtes sortaient de leurs tanières. Aussi, le garçon dit au revoir à ses amis et repartit bien vite à Kaez. Franchir le mur ne fut pas difficile, car des lianes le parcouraient côté forêt. Seul l’atterrissage fut un peu rude, mais Ésis savait amortir le choc. Il fut très reconnaissant aux Brûleurs de la ville d’avoir négligé cette zone, même s’il savait que cet accès serait bientôt supprimé.
Cinq minutes plus tard, il déambulait dans la rue principale de Kaez, trépidant village de trente habitants tout au plus. Ce soir-là, il s’y déroulait une fête et il connaissait un afflux de population peu ordinaire. Tout était illuminé et rempli de gens.
Il était difficile de voyager, depuis les Ravages. Les anciennes routes avaient été coupées et les fleuves s’étaient vus comblés par les plantes. À Kaez comme dans beaucoup d’autres villes, c’était un éliplane qui transportait les voyageurs. La machine volante passait d’ailleurs en vrombissant au-dessus de la foule, propulsant son long corps grâce à ses six hélices. À vrai dire, il était si vieux qu’Ésis s’attendait à le voir dégringoler dans l’avenue.
Cette fête était une vraie chance pour lui. Sa mère croirait qu’il avait participé aux préparatifs et ne le punirait pas pour son retard. Il se promit tout de même qu’il ne resterait pas longtemps et irait la rassurer après s’être un peu amusé.
Il adorait l’animation, les danses, les lumières. On avait rarement l’occasion de se détendre avec la Dévoreuse qui rampait autour de Kaez. Des marchands étaient venus et essayaient d’attirer les passants à force de boniments sonores. Il y avait aussi des colporteurs, ou des informateurs comme on les appelait plus souvent, et Ésis prit plaisir à les écouter.
– D’étranges choses surviennent dans le nord lointain, disait l’un d’eux. Des créatures bizarres sont apparues. Viendraient des mers gelées, tout là-bas. Elles ressemblent à des hommes, mais maigres comme des momies, avec des visages en verre. Oui, ma bonne dame, vous avez entendu : des créatures au visage de verre !
Ésis rit tout bas, croyant à une fable.
Il continua de déambuler avec insouciance. Il pensait aller dans la rue des Blancs-Pavés, où se tenaient généralement les jeux d’adresse. Seulement, il avait oublié un léger détail : le couteau de Han, qu’il portait toujours à sa ceinture.
Or, il se trouva qu’un des Gardiens avait eu envie de voir la fête en dépit de son grand âge. Il s’avéra également qu’il était accompagné d’une troupe d’étudiants qui avaient voulu s’attirer les bonnes grâces de leur professeur, quatre ou cinq solides gaillards d’une vingtaine d’années, dont le tempérament était malheureusement aussi épais que leurs muscles.
Ésis fut soudain face à tout ce beau monde. Le vieux Gardien le regarda d’abord sans rien remarquer, mais en passant près de lui il aperçut le couteau.
– Pas si vite, jeune homme, dit-il en retenant Ésis.
Ce ne fut qu’à cet instant que le garçon se souvint de son larcin. La panique le gagna, mais il s’efforça d’afficher un visage poli. Peut-être pouvait-il amadouer le vieillard ?
– Où avez-vous eu cela ? lui demanda l’ancêtre. Jeune chenapan, c’est vous qui êtes entré chez nous ? Vous mériteriez qu’on vous donne le fouet ! Voler un objet d’une telle rareté…
Non, il ne pourrait pas l’amadouer. Le vieillard secouait Ésis par le bras et le garçon se demandait bien comment il arriverait à se sortir de ce mauvais pas. Si le Gardien allait en parler à sa mère, elle voudrait savoir pourquoi il avait volé le couteau et il finirait par avouer qu’il partait en forêt.
Alors, il fit la première chose qui lui passa par la tête. Il pointa un doigt derrière le vieillard et s’écria :
– Là, une percée !
Les percées se produisaient quand une racine se glissait sous les murailles et crevaient le sol pavé entre les maisons. À Kaez, chacun redoutait que cela arrive, car c’était le signe que la Dévoreuse s’apprêtait à engloutir le village si on n’agissait pas très vite. Bien sûr, il n’y avait rien.
À la grande surprise d’Ésis, cela fonctionna.
L’ancien et ses groupies se retournèrent. Profitant de ce moment d’inattention, Ésis se libéra et courut à toute vitesse dans la direction opposée. Pour semer les étudiants qui se lançaient à sa poursuite, il se faufila dans deux ruelles… et se retrouva dans une impasse.
Plus tard dans sa vie, Ésis rencontra des gens qui croyaient au destin. Lui-même se demanda plus d’une fois si une main invisible l’avait guidé dans ce cul-de-sac. Il aurait pu choisir tout autre ruelle pour se cacher et son existence n’aurait probablement pas connu tant de bouleversements. En repensant à cet épisode, il lui arriva de se dire que tout s’était joué à très, très peu de chose.
Dans cette rue, il y avait des tonneaux de grande taille, qu’un marchand rangeait. Se voyant pris au piège, Ésis se glissa dans l’un d’eux et se tapit au fond – qui contenait des prunes vertes. Fort heureusement, ses poursuivants passèrent à côté de lui sans le débusquer. L’un d’eux demanda au marchand s’il n’avait pas rencontré de fuyard.
– Non, pas vu, répondit l’homme en enfonçant un couvercle sur le tonneau d’Ésis.
Le garçon fut instantanément plongé dans le noir, le nez plein de l’odeur des fruits. Il n’osa pas crier de peur que les étudiants le découvrent.
Mal lui en prit, car le tonneau bascula soudain sur le côté et le marchand le fit rouler en sifflotant. Si Ésis sentit d’abord qu’ils quittaient la ruelle, il perdit bientôt tout sens de l’orientation. Ballotté et recouvert d’une purée de fruits, il ne savait plus où se trouvaient le haut et le bas. Ce dont il fut sûr, c’est qu’à un moment le marchand laissa le tonneau dévaler une longue pente – avec plusieurs pierres entre le début et la fin – avant de l’immobiliser contre le mur d’une maison.
Ésis eut la présence d’esprit d’attendre que le marchand s’éloigne, puis fit sauter le couvercle à coups de tête. Il regarda autour de lui. Il lui fallut plusieurs minutes avant que sa vue redevienne normale, et il discerna enfin une rue obscure et vide de passants.
L’endroit ne lui disait rien. Peut-être y était-il allé un jour, mais l’obscurité le privait de ses repères. Il eut beau exercer sa vision, il ne reconnut pas la rue où il se trouvait. Il était donc perdu. Il ne rentrerait jamais chez lui à l’heure pour le repas et sa mère ne manquerait pas de le gronder.
Par ailleurs, il avait faim. Il considéra un instant les prunes écrasées, puis en prit une encore intacte et la grignota en réfléchissant. Ce n’était pas mauvais.
Une lumière s’alluma et soudain Ésis se retrouva face à une fille au visage doux. Elle le regarda avec un air étonné, puis sourit d’un air réjoui.
– Mais qu’est-ce que tu fais là ? lui demanda-t-elle.
Il reconnut alors Camille, l’une des filles de l’école. Il se sentit vraiment ridicule, debout dans le tonneau, de la purée de fruits jusque dans les cheveux.
– Ben… euh… et toi ? répliqua-t-il en rougissant.
Elle désigna une boutique à l’enseigne éteinte. Son sourire menaçait de se changer en crise de rire.
– C’est l’épicerie de mon père. On habite au-dessus. Il avait commandé un tonneau de prunes.
Disant cela, elle baissa les yeux sur les fruits écrasés. Ésis rougit de plus belle et s’extirpa vivement du tonneau. Il faillit le renverser dans sa hâte.
– Je suis désolé, dit-il. C’était… c’était pour faire quoi ?
– Des confitures, répondit Camille en pouffant.
Ésis la regarda avec effarement, puis éclata d’un rire involontaire. La jeune fille rit aussi et ils ne purent s’arrêter qu’après plusieurs minutes. Ensuite, ils trouvèrent une fontaine où Ésis se débarbouilla autant que possible. Le carillon de la Maison des Ancêtres sonna et lui rappela soudain l’heure tardive.
– Il faut que je rentre, dit-il.
Camille proposa de le raccompagner. Mais, alors qu’ils marchaient vers le bout d’une rue, ils entendirent des éclats de voix non loin. Par prudence, ils se cachèrent derrière un mur et observèrent.
Trois hommes parlaient fort et entouraient une silhouette encapuchonnée. De toute évidence, ils étaient ivres et leurs plaisanteries n’amusaient pas à leur interlocuteur. Ils en avaient conscience et s’énervaient de ce mépris.
Ce fut l’un d’eux qui porta le premier coup. L’inconnu n’eut pas le temps de l’éviter. Cependant, il le bloqua d’un geste si vif qu’Ésis ne put le voir. L’homme ivre fut repoussé sans douceur et se cogna la tête contre un mur. Ses compagnons se laissèrent emporter par leur colère, tirèrent des couteaux et attaquèrent franchement.
Ésis se demanda s’il devait porter secours à l’étranger, qui n’avait fait que fuir l’humour des ivrognes. Mais avant qu’il se soit décidé, l’inconnu bougea. Alors que les deux hommes se jetaient sur lui, il pivota, esquiva les couteaux, puis les retint par le poignet. D’un mouvement habile, il les força à lâcher leurs armes. Enfin, il projeta les deux gredins l’un vers l’autre, avec une telle force que leurs crânes se heurtèrent et qu’ils tombèrent assommés. Tout cela fut exécuté avec la même rapidité, la même grâce calculée. Ésis aurait cru voir un danseur.
Il était impressionné. Jamais il n’avait vu quelqu’un se battre ainsi. Cet étranger n’était pas ordinaire.
L’homme qui avait attaqué en premier se tenait toujours dans la rue. Il fit mine de recommencer, mais l’inconnu lui dit :
– Tu es sûr de toi ?
Le son de cette voix ne permit pas de douter de son identité. Camille, qui écoutait avidement, ne put retenir une exclamation stupéfaite :
– Une femme !
Ce fut en effet un visage féminin qui se tourna vers eux, tandis que le dernier homme s’enfuyait. Une expression sévère était peinte sur ses traits.
– Qui va là ? demanda-t-elle d’un air terrible.
Camille et Ésis se regardèrent, paniqués. Conscient qu’ils ne s’en tireraient pas si facilement, le garçon s’avança en levant les mains.
– Juste moi, dit-il.
À cet instant, il se sentait très fier de cet acte d’héroïsme. Camille se plaqua de l’autre côté du mur. Il l’entendit, mais sut qu’elle ne pourrait pas s’enfuir tant que la femme serait là.
Maintenant qu’il était près d’elle, il distinguait parfaitement son visage encadré de mèches blondes. Elle n’était pas très âgée, peut-être un peu moins que sa mère. Naria aurait été jalouse de sa peau, dont on devinait le hâle et la douceur en dépit de la faible luminosité. Le capuchon qu’elle portait était un simple manteau de pluie, mais en-dessous on voyait dépasser un bout d’armure de Brûleur – ces guerriers qui combattaient la Grande Forêt.
– Et qui es-tu, toi ? demanda-t-elle, un peu radoucie.
– J’habite dans le coin, répondit simplement Ésis.
Sa mère lui avait conseillé maintes fois de ne pas dire son nom ni son adresse à un adulte inconnu. Il trouvait désormais que c’était très judicieux.
– Tu as vu ce qui s’est passé ? reprit la femme.
Il hésita à répondre que oui, puis se ravisa et dit :
– Non. Sauf si je suis censé avoir vu quelque chose. C’est le cas ?
Son insolence fit sourire l’étrangère.
– T’as rien vu. Quant à moi, je n’ai pas vu non plus de jeune vaurien rôdant dehors alors qu’il devrait être rentré depuis longtemps. Passe une bonne soirée.
Elle se détourna, mais Ésis céda à la curiosité et lui lança :
– Vous vous battez vraiment bien ! C’est quoi, votre nom ?
Il s’attendait presque à ce qu’elle soit une guerrière des Ravages, mais elle dit seulement :
– C’est Aïtia. Et merci pour le compliment.
Elle agita la main. Le garçon remarqua alors un détail singulier : la femme portait un étrange bijou au poignet. On aurait dit une serre ou une griffe en métal. Cette particularité l’intrigua tant qu’il décida de suivre Aïtia pour l’observer, poussé par l’envie d’en savoir plus. Ce n’était pas tout les jours qu’on rencontrait une personne comme elle, surtout à Kaez !
Cependant, le petit village perdu accueillait à cet instant même un autre voyageur tout aussi étrange. Eidolon venait de sauter par-dessus le mur d’enceinte, de la même façon qu’Ésis quand il revenait de la forêt.
Il avait laissé sa monture à l’extérieur, à un endroit où il pourrait rapidement la reprendre en cas de problème – et tel serait bientôt le cas, même s’il ne le savait pas. Il était épuisé par sa longue route à travers la Dévoreuse. Il ignorait où il était, car depuis le milieu de la journée il avait avancé comme un somnambule, l’esprit occupé par une unique pensée : marcher vers la chose qu’il devait s’approprier.
Pour l’heure, tout ce qui l’intéressait, c’était que son bras avait cessé de le faire souffrir et qu’il pouvait de nouveau réfléchir clairement. Cela s’était produit dès qu’il s’était approché de la muraille de Kaez. Il en concluait donc qu’il se trouvait près de son but.
Le bruit et les lumières de la fête l’agacèrent rapidement. Des paysans qui s’amusent dans leur fange, songea-t-il en écartant les passants. Il détestait ce genre d’ambiance bon enfant. Le manque de goût de ces gens était effroyable. Si on avait organisé une telle horreur à la forteresse, Eidolon en aurait averti son père et il aurait jeté tout ce beau monde au cachot. L’adolescent ricana à cette idée.
Dès qu’il aurait décroché la Griffe de son bras, il établirait son empire. Il commencerait par un village comme celui-ci. Il saurait y mettre les habitants au pas. Plus question de rire ni de chanter. Ensuite, quand son royaume aurait grandi, il retournerait à la forteresse et massacrerait Jejen et sa clique.
Il était tout près, il le sentait. Ce qu’il cherchait se trouvait là, dans le village. Il s’en rapprochait.
Ésis avait dit au revoir à Camille et elle l’avait embrassé sur la joue en le remerciant. Elle lui avait chuchoté « à demain ». Demain ! Le garçon aurait déjà voulu y être. C’était si rare qu’il ait des amis humains…
Depuis, il suivait Aïtia. Il l’avait rattrapée sans problème et elle ne l’avait pas remarqué. Ésis, habitué aux recoins de la Grande Forêt, était devenu maître dans l’art de se cacher. Toutefois, il était un peu déçu. Il espérait assister à d’autres combats, ou à quelque chose d’aussi extraordinaire, mais la voyageuse se comportait de façon très banale. Elle avait acheté une friandise au miel, puis avait demandé où elle pouvait trouver un hôtel. On lui avait recommandé le Gîte – le seul établissement pourvu de chambres de Kaez – et elle s’y était dirigée.
Mais, soudain, son attitude changea. Elle remontait la rue principale quand elle s’immobilisa brusquement et chancela. Ésis l’observa avec anxiété. Elle serrait son bras contre elle et le garçon se demanda s’il lui faisait mal.
Puis elle fixa quelque chose devant elle et un air d’effroi passa brièvement sur son visage. Ésis suivit son regard et distingua un jeune homme aux yeux noirs et dont les vêtements étaient tâchés de sucs de plantes. Lui aussi la contemplait sans bouger, un bras replié contre sa poitrine. Ce bras était recouvert d’un objet en métal.
Ésis allait s’approcher pour mieux voir quand quelque chose le percuta violemment. Il tomba en arrière. En relevant la tête, il aperçut un gros chat au pelage tacheté. Un pelage bleu vif. Dès que le curieux animal parla dans une langue incompréhensible, Ésis sut avec certitude à qui il avait affaire.
– Tu es Sicksa ! s’exclama-t-il.
Le chat hocha la tête d’une drôle de manière. Le garçon faillit rire aux éclats, ce qui l’aurait compromis.
– Je suis content de te voir, chuchota-t-il, mais je suis un peu occupé. Tiens, regarde avec moi. On dirait qu’ils se connaissent.
Mais la créature ne semblait pas d’accord. Il se changea en oiseau et se mit à piailler furieusement. Il voletait dans tous les sens, comme s’il était effrayé.
– Je ne comprends pas, dit le garçon.
Sicksa cessa de voler autour de lui et se sauva vers le fond de l’impasse où Ésis se cachait. Il se glissa dans une cave par un soupirail et le garçon accourut, inquiet.
– Sors de là ! le supplia-t-il. Si celui qui habite ici est un Observateur, il pourrait te faire très mal !
– Viens, lui répondit simplement une voix douce et claire.
Vaincu par la curiosité, Ésis se faufila dans la cave et prit l’oiseau entre ses mains.
– Puisque tu sais parler, dit-il, tu vas m’expliquer ce qui…
Mais alors qu’il s’apprêtait à remonter, il vit de loin l’adolescent faire deux pas vers Aïtia. La pause qu’il marqua pour les observer lui sauva probablement la vie.
Il y eut comme une étincelle entre les deux étrangers. Un son grondant surmonta la rumeur de la fête. Les quelques personnes qui relevèrent la tête ne surent jamais d’où ce bruit provenait, car une gigantesque explosion naquit soudain dans le vide. Elle ravagea la rue et repoussa Ésis au fond de la cave. Mais le souffle ne s’arrêta pas là et détruisit tout jusqu’au mur d’enceinte, qui se fendit sous l’impact. Puis ce furent des flammes qui grandirent sur les décombres et dévastèrent ce qui subsistait de Kaez.
Tout cela ne dura qu’une minute. Ésis, que l’épaisseur des murs et du sol avait sauvé, se rendit vaguement compte qu’il vivait toujours. Des gravats l’avaient en partie recouvert mais il fit un effort pour s’en extirper et regarder à l’extérieur.
Il ne vit que des ruines et l’incendie qui se propageait, menaçant son abri. Hébété, il s’assit sur le sol et ferma les yeux, la tête entre les mains.
Vilaine ! Déjà tu détruis son foyer ? ><
heureusement que j'ai encore 32 chapitres à dévorer.
Aucune pitié, j’adore faire souffrir mes personnages !