Chapitre 25

Ésis en avait plus qu’assez de s’évanouir ou de se faire assommer. Ce fut à peu près ce qu’il se dit en ouvrant péniblement les yeux, pour apercevoir le ciel nocturne au delà des barreaux réguliers d’une cage en bois. Il s’assit – trop vite – et se maudit lui-même tandis qu’une migraine lui labourait le crâne. Autour de lui, des gens parlaient entre eux, tassés les uns contre les autres, et le garçon supposa qu’il s’agissait d’autres prisonniers venus de Topaï.

Ils se trouvaient hors de la cité, mais dans un vaste espace dégagé. La lune brillait faiblement et Ésis pouvait voir l’agitation des arbres autour du périmètre, cependant nulle racine ne s’aventurait sur la pierre nue. C’était comme près du Fossé : une zone de roche stérile qui empêchait les végétaux de s’installer. Trois cages identiques reposaient à peu de distance les unes des autres. Plus loin, les lueurs d’un campement rougissaient le ciel nocturne et on entendait des hommes rire.

Un nuage passa devant la lune. La forêt se calma.

Soudain, alors qu’Ésis allait amplifier sa vue, quelqu’un se jeta brusquement sur lui. Il sentit deux bras l’étreindre avec force et eut le souffle coupé. Convaincu que son assaillant cherchait à l’étouffer, il se débattit et parvint finalement à se libérer. Ce ne fut qu’alors qu’il se rendit compte que son terrible ennemi faisait une tête de moins que lui et arborait un petit visage encadré de nattes claires.

– Oh, Ésis ! s’exclama Camille, en le serrant de nouveau dans ses bras. Je suis tellement contente de te voir !

Le garçon resta figé de stupeur, comme frappé par la foudre. Camille était la dernière personne qu’il s’attendait à rencontrer. Lui aurait-on posé la question, il aurait juré sur sa propre vie qu’elle était morte dans l’explosion de Kaez ! Il se demanda, l’espace d’un instant, s’il n’avait pas affaire à un fantôme – après tout, les esprits des bois existaient bien. Mais les bras de la jeune fille étaient chauds et solides, ses cheveux exhalaient une douce odeur, et elle le serrait contre elle à lui en faire craquer les côtes : rien de spectral là-dedans.

Elle sembla soudain se rendre compte qu’elle lui faisait mal. L’air contrit, elle le lâcha aussitôt et Ésis la vit essuyer une petite larme.

– Désolée, soupira-t-elle, mais je suis si heureuse que tu sois là ! Je croyais que tout le monde était mort.

– Mais moi aussi, je le croyais ! Tout est détruit, là-bas. Comment as-tu réussi à survivre ?

Lui-même ressentait une joie immense d’avoir retrouvé quelqu’un de son village, et plus encore que cette personne soit Camille. Il en aurait ri de plaisir si ses côtes n’avaient pas été aussi douloureuses.

Le visage de la jeune fille s’assombrit.

– Chez moi, on avait une cave qui était en fait un ancien bunker. Tu sais, comme on en construisait avant les Ravages, en cas de guerre. On y mettait les produits de l’épicerie et j’y étais descendue chercher des tomates quand l’explosion a eu lieu. La maison s’est effondrée et j’ai mis longtemps à sortir, et quand j’y suis arrivée les Revendeurs étaient déjà… là.

– Ils t’ont capturée là-bas.

– Oui. Tiens, regarde…

Elle le guida jusqu’aux barreaux, non sans pousser quelques personnes, et lui montra le bas de la cage.

– Tu vois, expliqua-t-elle, ils l’ont montée sur roues. Comme ça, ils peuvent la tracter avec cette grosse machine, là.

Une sorte de camion était en effet reliée à l’avant de la cage par une lourde chaîne. Ésis remarqua que de nombreux impacts criblaient la carrosserie délavée du véhicule et reconnut, avec stupeur, les marques que laissaient les plantes de la Dévoreuse.

– Ils osent voyager par voie terrestre ? s’exclama-t-il. À travers la Grande Forêt ?

Camille hocha la tête.

– Oui, dit-elle, et c’était terrifiant. Les deux nuits où on s’est arrêtés, ils ont descendu des rideaux métalliques sur la cage, mais on entendait les chocs dessus.

Le visage de la jeune fille s’était tendu et, pour la première fois, Ésis remarqua à quel point elle semblait épuisée. La peur avait laissé sa marque sur elle. Le garçon la trouvait changée, alors que leur dernière rencontre ne datait que de quelques jours.

Soudain il se souvint de ce qui était arrivé à Aïtia et au prince Énantion. Honteux, il se reprocha vertement de ne pas s’être immédiatement soucié de ce qu’étaient devenus ses amis.

– Camille, demanda-t-il, est-ce que tu as vu une femme en armure de brûleur et un grand type avec un manteau brun ? Ils devraient être arrivés en même temps que moi…

– Une femme en armure ? Pour l’autre, je ne sais pas parce que les hommes sont dans une autre cage. Mais pour elle, je crois que je l’ai vue là-bas.

– Aïtia ? appela aussitôt Ésis d’une voix forte.

Personne ne lui répondit. Quelques personnes relevèrent la tête avec un air perplexe, mais ce fut tout. Ésis se fraya un chemin entre elles, dans la direction que lui indiquait Camille. Les blessés étaient nombreux, si bien qu’il connut plusieurs faux espoirs en apercevant des silhouettes allongées. Enfin, il découvrit Aïtia couchée près des barreaux et apparemment inconsciente.

Le teint livide de la jeune femme l’inquiéta, mais il fut rassuré de voir qu’elle respirait toujours, bien que faiblement. En revanche, sa blessure avait été laissée à l’air libre et c’était déjà une mauvaise chose. Ésis avait passé trop de temps dans la Dévoreuse pour ignorer l’action de l’humidité et des spores omniprésents sur la moindre petite plaie.

– Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Camille, qui l’avait rejoint.

– Elle a reçu une flèche. On avait presque réussi à s’enfuir.

Ésis secoua doucement Aïtia, mais elle ne s’éveilla pas. Il resta assis à côté d’elle, les bras ballants. Il ne savait pas quoi faire. Il n’avait jamais eu affaire à un blessé, d’habitude c’étaient les Gardiens qui prodiguaient les soins à ceux qui en avaient besoin.

– Il faudrait nettoyer la blessure et la protéger avec un pansement, intervint Camille. Je peux m’en occuper, si tu veux.

– Tu sais faire ça ? C’est vrai ?

– Ben, tu vois, ma mère apportait de temps en temps des fruits frais à l’hôpital des Gardiens, alors elle a vu faire certaines choses. Elle m’a appris, au cas où j’en aurais besoin.

Parler de sa mère lui fit venir les larmes aux yeux, mais elle poursuivit courageusement :

– On n’a pas exactement ce qu’il faudrait, mais je pense pouvoir me débrouiller avec un peu d’eau et un bout de chemise…

Ésis retira la sienne et entreprit d’en déchirer le fond. Il s’aperçut à cette occasion que l’air était plus froid qu’il ne croyait, même si les arbres épais de la Grande Forêt arrêtaient le vent glacé de l’automne.

– Ça fera l’affaire ? demanda-t-il à Camille en lui tendant la bande de tissu.

– Oui, merci. Mais écarte-toi un peu, que j’aie de la lumière.

Le garçon se poussa et remit sa chemise écourtée, qui ne le réchauffait plus beaucoup. Ne sachant que faire, il s’approcha des barreaux et laissa son regard se perdre au-delà. La Dévoreuse était d’un calme surprenant – la lune disparaissait probablement derrière une épaisse couche de nuages. Les Revendeurs riaient et parlaient d’une voix sonore à quelques mètres de là, mais ils étaient tout de même trop loin pour qu’Ésis puisse distinguer leurs visages. Il forma, aussitôt, le projet de s’échapper.

Mais les barreaux semblaient très solides. De plus, il y avait sûrement des gardes près des cages, même si Ésis ne les voyait pas. Et puis aussi, comment s’enfuirait-il avec Aïtia blessée , Énantion et Sicksa disparus ? Il n’oserait jamais partir sans ses amis.

– Eh, toi ! le héla soudain une voix.

L’appel provenait de la cage la plus proche. À la lueur diffuse des feux, Ésis aperçut un homme qui lui faisait signe. L’individu était dans un état de saleté effrayant. La crasse dessinait des motifs compliqués sur ses joues et ses vêtements alourdis de terre et de brindilles pendaient lamentablement autour de lui. Par réflexe, le garçon recula. Ce n’était pas tant le manque de propreté de l’homme qui l’effrayait, mais plutôt l’air de folie qui marquait son visage : les yeux écarquillés, les traits tendus, il fixait Ésis comme s’il regardait un spectre.

– Non, non, attends ! le supplia le prisonnier. Je te connais… enfin non, quelqu’un m’a parlé de toi. Si j’avais le temps de t’expliquer… non, écoute, c’est très important.

Ésis hésita. L’homme semblait fou, mais on devinait l’épuisement derrière son agitation. Le garçon balança un instant entre la pitié et la méfiance. Cependant, il n’eut pas le temps de prendre une décision, car le prisonnier s’exclama :

– Aïrésis ! C’est bien ton nom ? Voilà, il… il me l’avait dit. Ça fait si longtemps… une autre vie…

– Qui ? demanda Ésis, dont la curiosité avait été piquée. Qui vous a dit mon nom ?

Mais l’homme ne parut pas entendre. Avec des gestes tremblants, il extirpa quelque chose de sous ses vêtements, lesquels semblaient disposés en plusieurs couches épaisses.

– T’aurais reconnu entre mille, marmonnait-il pendant ce temps. Combien de chances avais-je de finir ici, et toi… mais je ne me trompe pas, ça non. Jamais vu de tels yeux avec une tignasse pareille, à part siens, à lui… mais il n’est plus là.

Ésis se tourna vers Camille, quêtant un soutient, mais elle s’occupait toujours d’Aïtia. Il renonça et se concentra sur l’homme, qui lui montrait désormais un objet carré. Un livre, comprit-il en aiguisant sa vision.

– Tiens, lui dit le prisonnier en le lui tendant à travers les barreaux.

– Pourquoi ?

– Prends-le, te dis-je ! Écoute, il me l’avait confié, juste avant de disparaître. Il m’a bien expliqué que je devais le protéger à tout prix. Ne le donner à personne, sauf à toi… il m’a parlé de toi. Mais maintenant, c’est trop tard, les Revendeurs savent que je suis au courant… de certaines choses. Je n’en ai plus pour longtemps, alors s’il te plaît…

Ésis se laissa convaincre, tiraillé par la curiosité, et étendit le bras au-delà des barreaux, aussi loin qu’il le pouvait. L’homme déposa le livre, qui n’était guère plus qu’un carnet, au creux de sa main.

– Ne le montre à personne, murmura le prisonnier. Sinon, tout serait perdu. Tout. Tu n’imagines même pas.

Le garçon voulut demander ce dont il s’agissait, mais une voix brutale l’en empêcha :

– Qu’est-ce qui se passe ici ?

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