Chapitre 20

Ésis sentit un poids s’envoler de ses épaules.

– Aïtia ! s’écria-t-il en lui sautant au cou.

Elle se dégagea de son étreinte avec une grimace.

– Plus tard les effusions, tu veux ? Là, ce n’est pas le moment.

– Comment as-tu fait pour me retrouver ?

– C’est ton fichu esprit-gardien, là…

Elle ouvrit une poche de son manteau et Sicksa en sortit, sous sa forme d’oiseau.

– Je suis allé la prévenir, dit-il en se perchant sur l’épaule du garçon.

– Ah, je savais bien que tu ne t’étais pas enfui !

Les Revendeurs, qui se tenaient désormais à une distance raisonnable, chuchotèrent entre eux, puis l’un d’eux dit à Aïtia :

– Écoutez, mademoiselle, je crois que nous devrions régler les choses à l’amiable. Je vois que vous semblez très attachée au prince et à son ami. Seulement, soyez réaliste : nous sommes six contre vous et vous êtes dans une ville que notre armée assiège. Alors on va s’arranger : vous nous laissez prendre ces deux-là et nous vous laissons partir saine et sauve.

Un sourire s’épanouit sur le visage d’Aïtia.

– Après toute la peine que j’ai eue à venir ? ironisa-t-elle. Merci bien !

Ésis remarqua avec appréhension que la jeune femme ne portait pas d’arme, mais de toute évidence elle s’en moquait. Elle s’élança vers ses ennemis sans hésitation, se mouvant avec les mêmes gestes fluides que lors de la rixe à Kaez. Elle parvint à mettre deux hommes à terre avant que les autres, stupéfaits de sa vitesse, ne se mettent en formation efficace. À partir de là, elle eut plus de mal et fut obligée de s’arrêter plus souvent pour déjouer les feintes.

– Qui est-ce ? chuchota le prince Énantion à Ésis.

Le jeune noble tenait toujours son arme improvisée à la main, mais l’expression de terreur totale avait quitté son visage.

– C’est Aïtia, mon amie, répondit le garçon. Elle est très forte.

– J’espère…

Il ne semblait guère optimiste, et il n’avait pas tort. Aïtia était en difficulté. Les quatre hommes qui se battaient désormais contre elle étaient apparemment des guerriers expérimentés. Rien à voir avec les deux pauvres bougres de Kaez.

Soudain, l’un des brigands parvint à se glisser derrière Aïtia et à lui emprisonner les mains, de telle sorte qu’elle ne pouvait plus faire un geste. La prise était efficace et imparable, et l’homme eut une grimace triomphante.

Ésis découvrit alors quelque chose de très important chez Aïtia : elle était mauvaise perdante.

Elle ne fit rien pour libérer ses mains, mais se jeta vers son ennemi de toutes ses forces, tête en arrière. L’affaire se conclut par un choc magistral entre les deux crânes, qui envoya chaque belligérant de son côté. Le Revendeur fut soutenu par ses compagnons tandis qu’Aïtia s’affalait à terre, à moitié assommée.

La suite alla très vite et Ésis ne la comprit qu’après coup. Sicksa, qui avait reprit son apparence d’humain sans qu’il y prenne garde, se précipita vers Aïtia et saisit la Griffe à son poignet, non sans une grimace de douleur.

– Vos mains ! cria-t-il à Ésis et Énantion.

Tous deux réagirent par automatisme, sans réfléchir, et refermèrent leurs mains sur elle du petit être.

Le paysage fondit en un amas de lignes vagues et tremblantes. Les brigands disparurent, de même que la ruelle et le bruit de la bataille. La lumière changea, ce qui fit cligner les yeux à Ésis. Le temps qu’il abaisse ses paupières et les relève, il se trouvait ailleurs.

– Oh… gémit Énantion, je n’aime pas ça…

Incrédule, il roulait de grands yeux en contemplant le paysage nouveau. En même temps, il se frottait les oreilles avec vigueur, comme si elles étaient bouchées. Aïtia se redressa, découvrit où ils se trouvaient et lâcha une bordée de jurons très imagés.

Ésis devait reconnaître que la surprise de ses compagnons était légitime. Le monde qui s’étendait devant eux n’avait rien de commun avec celui qu’ils venaient de quitter. Il y régnait une lueur crépusculaire, qui baignait chaque chose d’un halo sinistre. Des formes étranges tremblotaient tout autour : on aurait dit de longues plaques de verre translucide, mais dont les contours étaient flous et mouvants comme de la brume. Le garçon finit également par s’apercevoir que les sons étaient assourdis et qu’aucune odeur n’émanait du lieu. Par curiosité, il toucha l’une des structures transparentes et eut l’impression de passer la main à travers un rideau d’eau.

– Incroyable… murmura-t-il.

– Quoi ? fit Aïtia. Je n’entends pas !

– Quoi ? renchérit Énantion.

C’était tout juste s’ils ne hurlaient pas. Ésis comprit soudain que ses compagnons étaient bel et bien devenus sourds. Déconcerté, il se tourna vers Sicksa, qui était tranquillement assis et contemplait la scène avec amusement depuis le début.

– Qu’est-ce qui leur arrive ? lui demanda-t-il.

L’esprit haussa les épaules. Ésis sentit poindre en lui une violente envie de l’étrangler, mais se contint et reprit :

– Où sommes-nous, d’abord ? Est-ce que c’est toi qui a fait ça ? Et les Revendeurs ? On leur a échappé ?

– Vous êtes chez moi.

Sa voix était aussi assourdie, mais ses paroles restaient intelligibles.

– Ces gens nous auraient tués, poursuivit-il avec sérieux. Normalement, je ne peux pas emmener d’autres personnes ici, juste moi, mais grâce à la Griffe j’en ai profité pour vous mettre à l’abri.

– On est… chez toi ?

Sicksa hocha la tête comme s’il s’agissait d’une évidence. Le vent souffla et Ésis vit, dans le ciel, un astre pâle poussé par la rafale.

– C’est le monde des esprits… chuchota-t-il, stupéfait.

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