Quand Lucien Dequart arriva à Calorblanca, près de Valence, il reconnut immédiatement une scène de l’Apocalypse. Durant les quelques secondes où la stupeur le cloua sur place, il s’en étonna brièvement : l’Autre, l’Ennemi, n’était pas particulièrement croyant. Ce devait donc être l’aspect théâtral qui l’avait séduit.
C’était un spectacle de fin du monde, et pour cause, qui se déroulait dans les rues bordées de maisons blanches. Des flammes rongeaient les bâtiments et les rares arbres, dévoraient les massifs de fleurs jadis si bien entretenus. Un liquide rouge répandu sur le sol, peut-être du vrai sang, s’évaporait en grésillant au contact de cette fournaise. Paniqués, les gens fuyaient au hasard. Mais, à chaque fois qu’ils voulaient sortir de la ville, un mur carbonisé tombait et les repoussait vers le feu.
Lucien jura entre ses dents et maudit celui qui était responsable de toute cette folie. Où avait-il trouvé cette idée ? L’ancien libraire se souvenait de lui en train de lire un exemplaire de la Bible, assis derrière son bureau. C’était certainement à cet instant-là.
Pas le temps d’y réfléchir, pensa-t-il. Le « spectacle » avait déjà commencé depuis un bon moment. S’il ne se dépêchait pas, l’Ennemi y mettrait fin avant qu’il ait pu agir. Les flammes l’avaient enfermé à l’extérieur de la ville, il s’élança vers les décombres et s’y ménagea un passage. Les morceaux de bois et de briques étaient encore fumants et lui brûlèrent les mains, mais il s’en moquait.
Enfin, il parvint à franchir le barrage. Il saisit son fusil, une antiquité cabossée, et se dirigea tout droit vers le centre du foyer. Il savait, par habitude, que les machines se cachaient toujours dans les endroits les plus dangereux. Il espérait juste que ce serait aussi le cas cette fois-ci.
Par bonheur, son instinct ne l’avait pas trompé. Dissimulées par la fumée acre, sept silhouettes vaguement humaines se dressaient sur un toit. Lucien aperçut une échelle et se hâta de monter à leur rencontre. À cet instant, un mugissement assourdissant retentit, si puissant que l’homme faillit lâcher les barreaux pour se boucher les oreilles. L’un des androïdes venait de souffler dans une sorte de trompette allongée. Presque aussitôt, une explosion se fit entendre vers la mer.
De là où il était, Lucien put voir tout un morceau de falaise s’embraser et tomber dans l’eau. Celle-ci prit une teinte rougeâtre et déferla brutalement sur le rivage, noyant les premières rues et emportant les gens qui s’y pressaient.
– Salopard… murmura Lucien.
Juste à cet instant, sa main effleura un objet coincé entre deux barreaux et manqua de le faire chuter. Il le rattrapa au vol et reconnut la forme d’un livre. Un sourire nerveux lui crispa les lèvres. Il savait ce dont il s’agissait. Il gravit rapidement l’échelle et, à peine arrivé sur le toit, examina sa trouvaille.
C’était une Bible, une assez vieille édition, avec une couverture en cuir usé. Lucien l’ouvrit et la feuilleta. Vers la fin, un passage était encadré au crayon à papier. L’homme en lut une ligne au hasard :
Le deuxième ange sonna de la trompette : une sorte de montagne ardente
se précipita dans la mer…
Une fois de plus, l’Autre lui avait laissé un indice pour comprendre ce qui se passait autour de lui, pour se faire une idée de ce qu’il lui réservait. Lucien referma le livre d’un geste sec et reprit son fusil. Lentement, il s’approcha des androïdes. Il devait se montrer prudent : il ignorait si ceux-là étaient pourvus d’un dispositif d’attaque. Cela avait déjà été le cas et il avait regretté son impatience.
Les machines avaient été peintes pour ressembler à des humains aux visages fins et aux yeux bleus. Leur créateur était même allé jusqu’à les affubler de cheveux blonds qui flottaient sur leurs épaules, juste au-dessus des ailes blanches de leur dos. Derrière elles, Lucien aperçut des casiers transparents où quelque chose de gris et de compact grouillait. Il plissa les yeux et distingua des espèces d’insectes pourvus d’une queue de scorpion. Une autre des abominations tout droit venues des laboratoires de génétique de son ancien ami.
Si sa mémoire ne lui faisait pas défaut, la libération de ces créatures serait déclenchée par le cinquième androïde. Il le visa en premier. La machine émit un grésillement quand la balle la toucha et Lucien tira une deuxième fois pour la faire tomber du toit. Il procéda ainsi pour les six autres, puis alla vérifier que les casiers n’étaient pas programmés pour s’ouvrir d’eux-mêmes. Ce n’était pas le cas. Je dois chercher le mécanisme central, se rappela-t-il. Sinon le cycle du feu aura lieu.
Mais, juste au moment où il pensait cela, un ronflement sourd retentit et une rangée de flammes apparut autour de la ville. Trop tard ! Il se rua vers le bord du toit. En bas, les gens tournaient en rond, effrayés, comme s’ils avaient compris qu’ils étaient condamnés. C’était ce qui se passait à chaque fois, sans que Lucien puisse y changer quoi que ce soit. Le cycle du feu.
– Tom ! Arrête-ça ! hurla-t-il au vent.
Mais personne ne lui répondit. Les flammes se rapprochèrent méthodiquement, relayées par des conduites de gaz. Les gens qui se trouvaient à proximité disparurent brusquement, avalés. Lucien, à grand peine, parvint à détourner les yeux et regarda frénétiquement autour de lui à la recherche d’une cachette.
Il y avait une citerne sur le toit. Le mois d’août était bien entamé, elle ne devait donc pas être pleine à raz-bord. Tandis que le feu commençait à escalader le bâtiment, l’homme y grimpa, l’ouvrit et se laissa tomber à l’intérieur. Il restait un fond d’eau, qui le mouilla jusqu’aux genoux. Sans s’en préoccuper, il se roula en boule au milieu du réservoir et espéra.
Il avait connu Tom à la bibliothèque de sa commune. Les parents de Lucien avaient obligé leur fils à travailler là-bas pendant un été, suite à une bêtise qu’il avait commise. La femme qui s’en occupait était une amie de la famille et avait accepté.
Mais il s’agissait avant tout d’une punition. Lucien était donc de mauvaise humeur et ne cessait de regarder d’un air d’envie ses camarades qui passaient au-dehors. Enfermer un gamin de onze ans comme ça, c’était tellement injuste ! De plus, il n’aimait pas vraiment les livres. Il avait essayé, bien sûr, mais toutes ces lignes superposées les unes aux autres, cela lui donnait la migraine.
Tom avait un an de moins que lui. Aussi Lucien s’était-il énervé quand il lui avait fait remarquer qu’il n’avait pas rangé un livre là où il fallait.
– Tu sais ça mieux que moi, peut-être ? s’était-il exclamé.
– C’est bon, je voulais juste te signaler qu’il n’était pas à la bonne place.
Tordant les lèvres, le prisonnier avait retiré le livre de son rayonnage et l’avait remis un peu plus loin.
– Ça te plait, comme ça ? avait-il demandé avec aigreur.
– Oui, c’est mieux.
Il avait dévisagé son cadet, ne sachant s’il se moquait de lui ou pas. Il était petit, même pour son âge, et avait une figure enfantine qu’on devinait prompte à sourire. Il avait presque l’air fragile avec ses bras chétifs et son teint pâle.
– Tu veux quelque chose ? s’était-il enquis quand il avait surpris son regard.
– Non.
Vexé, Lucien l’avait planté là, assis à une table, et l’avait oublié. Mais, quand il était était repassé vers l’heure de la fermeture, il était toujours au même endroit, courbé sur son livre.
– Tu es encore là, toi ? s’était-il étonné.
Le garçon avait sursauté puis l’avait regardé sans rien dire, comme s’il ne se rappelait plus de la question. Enfin, il avait hoché la tête en souriant d’un air d’excuse.
– Oui, on dirait bien.
– Mais comment tu peux rester si longtemps à lire ces machins ? C’est vrai, quoi, c’est ennuyeux comme c’est pas possible.
– Je sais, c’est bizarre. Mais j’aime vraiment ça. Et puis, ce n’est pas si ennuyeux que ça en a l’air.
– Je demande à voir.
– Et bien, tu verras. Tu seras là, demain ? On pourrait se retrouver et je te montrerai.
Par curiosité, Lucien avait accepté l’offre. Dix ans plus tard, il ouvrait une librairie à Nantes, convaincu d’avoir trouvé sa vocation.
Moi aussi, je suis l’une de ses créations, songea-t-il en émergeant de la citerne. Celle-ci s’était renversée sur le côté mais était restée intacte, le préservant de la chaleur des flammes. Un de ses monstres pêché dans je ne sais quel livre, placé au milieu d’un décor pour le divertir.
Le bâtiment sur lequel il se tenait avait miraculeusement survécu au cycle du feu. Mais à part lui, tout avait brûlé, les maisons et les habitants comme les casiers remplis d’insectes et les androïdes. Exactement pareil que les autres fois. Toutes les preuves et tous les témoins avaient disparu, ne laissant qu’une vaste étendue carbonisée, vide.
Une sombre hébétude gagna Lucien à la vue de ce spectacle. Il descendit tant bien que mal du toit, ne percevant presque rien de ce qui l’entourait, et se mit à marcher entre les ruines. Trop tard. Il avait encore échoué. À chaque fois, il croyait réussir mais Tom se montrait plus rapide et plus adroit que lui, et les gens mouraient.
Les corps étaient restés dans les rues, brûlés et à moitié enfouis sous les maisons. En passant à côté d’eux, Lucien sentit l’odeur qui s’en dégageait. Mais elle ne parvint pas à le dégoûter. Il avait faim. Il n’avait presque rien mangé depuis deux jours, qu’il avait passés à courir.
Il finit par dénicher des morceaux de viande qu’une chambre froide avait en partie protégés de l’incendie. Ils étaient gelés, presque solides, et à moitié couverts de suie noire. Assis au milieu des décombres, il les mangea avidement. Un éclat de vitre brisée lui renvoya son image : un homme au visage creux, barbouillé de poussière blanche, dont les cheveux et la barbe hirsutes masquaient les traits.
Le hurlement d’une sirène de police le fit se redresser. Il ne devait pas rester là. Deux fois, déjà, il avait eu affaire aux autorités. Il ne tenait pas à recommencer. Saisissant des morceaux de viande, il se hâta vers l’extérieur de la zone brûlée. Enfin sorti de la ville, il prit la direction des collines. Le soir tombait et les policiers ne le virent pas courir vers l’abri de la forêt. Quand il fut certain d’être hors de vue, Lucien s’appuya contre un tronc et se laissa glisser au sol.
Il avait encore échoué. Cette pensée ne le quittait pas, lancinante comme la douleur de ses mains brûlées. Cela faisait plus d’un an qu’il traquait Tom, qu’il cherchait des indices de sa présence. Mais pas une fois il n’avait gagné. La mort ne voulait même pas de lui, il survivait à tout, miraculeusement.
Peut-être qu’il le fait exprès, songea-t-il avec abattement. La citerne, les cachettes, les abris qui étaient toujours à proximité quand le cycle du feu commençait… Tom pouvait très bien les avoir placés là pour lui, pour que son précieux jouet ne se casse pas avant qu’il s’en soit lassé.
Le découragement et la fatigue déferlèrent sur lui et il se coucha en rond dans les feuilles mortes, comme un chien. Il avait mangé, maintenant il avait sommeil. Autant dormir, puisqu’il en avait encore la possibilité. Il resserra les pans de son manteau loqueteux, une feuille de papier en glissa. Lucien la ramassa d’un geste machinal et la contempla quelques secondes.
Cette page, c’était une invitation pour l’ultime mise en scène de Tom. Il l’avait trouvé trois mois plus tôt, dans une petite ville près de Pau. Elle était posée à côté du livre que son ennemi lui laissait pour comprendre la situation. Au début, l’ancien libraire n’avait pas compris : le prochain coup n’était jamais annoncé, il s’agissait toujours d’une surprise. Puis il avait fini par saisir le sens de ce message.
La feuille ne comportait que deux lignes. En haut à gauche, le nom de la capitale italienne, Rome, suivi de la date du trente août. Juste en-dessous, un titre et le nom de l’auteur. Lucien les relut, ressentant à nouveau la peur qui l’avait pris les fois précédentes.
MORS (Victor Hugo)
Si Lucien avait bien compté, c’était aujourd’hui le vingt août. Il avait donc dix jours pour quitter l’Espagne où Tom l’avait promené pendant presque deux mois, se rendre à Rome et le stopper. Définitivement, songea-t-il en sombrant dans le sommeil.
Cette nuit-là, il rêva. Il rêva d’un temps où il n’était pas un vagabond en haillons qui dormait à même le sol, un temps où il avait une vie et une famille.
Il se souvenait de Marion, sa femme. Avec elle et sa fille, Clara, il vivait au premier étage de la librairie, où il avait aménagé un petit appartement. C’était un peu étroit mais ils y étaient heureux. La boutique rapportait assez pour qu’ils n’aient pas de problèmes d’argent et, même, pour s’offrir des vacances tous les ans. Rien d’extraordinaire, bien sûr, mais cette existence banale lui convenait.
Tom était réapparu un bel après-midi ensoleillé. Sur le coup, Lucien avait eu du mal à se rappeler du garçon avec qui il avait passé quelques journées d’été, vingt ans plus tôt. Son ami avait conservé son air fragile, qui le faisait paraître moins âgé qu’il ne l’était. En revanche, il semblait fatigué. Pas usé par les ans, non, son apparence générale était celle d’un jeune homme. Mais il y avait quelque chose, dans sa façon de s’appuyer sur les meubles, de se tenir, dans sa pâleur, qui trahissait une sorte d’épuisement.
– Tu me reconnais ? avait-t-il demandé sitôt arrivé devant le comptoir.
Lucien l’avait regardé, puis s’était souvenu. Ravi, il avait questionné Tom sur la raison de sa présence. Il voulait lui parler, lui avait-il répondu. Le libraire n’avait pas le temps, mais il lui avait proposé de se retrouver dans un café, juste au coin de la rue, le lendemain.
Ainsi, vers midi, ils étaient assis à une table devant le fameux bar. Lucien ne savait pas trop quoi dire – cela faisait des années qu’ils ne s’étaient pas vus – et avait essayé maladroitement de trouver des sujets de conversation.
La situation avait commencé à devenir étrange quand Tom avait annoncé qu’il se trouvait désormais à la tête d’une des plus importantes entreprises d’Europe, Newhome, qui innovait en matière de recherche scientifique. Tout d’abord, Lucien avait refusé d’y croire mais son ami lui avait assuré qu’il s’agissait de la vérité.
– J’aurais pourtant juré, lui avait avoué le libraire, que tu te serais spécialisé dans le livre.
– En fait, j’ai touché un peu à tout. Mais en ce moment, je suis sur un projet bien particulier. Il regroupera plusieurs domaines, tels que la robotique, la génétique et même la littérature.
– Ah oui ? Et qu’est-ce que c’est ? s’était innocemment enquis Lucien.
Tom avait souri. Un pli amer s’était creusé sous sa bouche, donnant à son expression un caractère las, désabusé.
– C’est un peu compliqué à expliquer, avait-il dit. Je pense que je vais plutôt te montrer de quoi il retourne. Une démonstration vaut souvent mieux qu’un grand discours.
À cet instant, un nuage était passé devant le soleil, mais pas une goutte n’était tombée. Seul un brouillard diffus s’était immiscé dans la rue, tel un spectre blanc. Tom avait tiré un livre de son manteau et l’avait posé sur la table.
L’Odyssée, avait lu le libraire sur la couverture. Tom en avait entouré un passage au crayon à papier, vers le Chant onze. Lucien avait froncé les sourcils. La brume s’était faite plus présente, occultant les rayons du soleil. On aurait cru que la nuit était tombée.
– Une sacrée purée de poix, n’est-ce pas ? avait-il lancé à Tom.
Soudain, le brouillard s’était écarté et Lucien avait pu entrevoir ce qui se dissimulait à l’intérieur. Il avait écarquillé les yeux, stupéfait. Un massif de roche noire se dressait au milieu de la rue, apparu comme par magie, et donnait l’illusion de contempler un autre lieu. Des hommes se tenaient là, vêtus d’armures grecques qui reflétaient sinistrement la faible lumière du soleil. L’un d’eux était campé au bord d’une fosse, un glaive à la main, et paraissait combattre quelque chose.
Lucien avait d’abord cru qu’il ne s’agissait que du brouillard. Mais, quand il avait regardé de plus près, il avait vu. Des silhouettes fantomatiques se pressaient vers le guerrier, tendaient des mains blanchâtres et sans substance comme si elles voulaient le déchirer. Elles émettaient des sons affreux, discordants, qui avaient donné au libraire l’envie de s’enfuir le plus loin possible.
Dans la rue, les passants s’arrêtaient et se bouchaient les oreilles. Ils contemplaient l’étrange scène avec un mélange d’horreur et de fascination, incapables d’en détourner les yeux. Tom aussi regardait, mais calmement, comme si tout cela ne s’était pas passé à dix mètres à peine de lui. Lucien lui avait fait face, incrédule.
– Mais c’est le passage que… avait-il commencé.
Son ami avait hoché la tête et ses doigts fins s’étaient croisés tranquillement.
– Oui, en effet, avait-il confirmé. Le moment où Ulysse offre des libations aux âmes des morts, pour pouvoir entrer en contact avec le défunt Tirésias. Si tu attends un peu et que tu observes avec attention, tu verras l’agneau et la brebis noire qui doivent être offertes en sacrifice.
Le calme de Tom avait effrayé Lucien plus que la scène. Il ne comprenait pas ce qui se passait.
– Qu’est-ce que c’est, enfin ? avait-il murmuré. J’ai l’impression d’être devenu fou…
– Je l’ai monté spécialement pour toi, avait déclaré Tom, presque fièrement. Ce spectacle, c’est pour toi. J’ignore… j’ignore pourquoi je t’ai choisi toi, entre toutes les personnes que j’ai connues dans ma vie. Peut-être est-ce parce que tu étais ami avec moi quand l’idée m’est venue, quand j’ai décidé de réaliser ce projet. Au fond, j’aurais pu choisir n’importe qui d’autre…
Clara et Marion, avait songé Lucien. Il s’était précipité vers la brume mais, juste à cet instant, des flammes avaient commencé à s’élever à quelques pas de lui, sortant du sol pavé. Il s’était rejeté en arrière et avait vu, horrifié, le feu former un cercle autour de la rue et se resserrer. Quand les immeubles s’étaient mis à brûler, il avait voulu traverser la barrière enflammée mais Tom l’avait retenu.
– Il faut toujours effacer les preuves, tu comprends ? disait-il. Ça prend du temps d’installer le dispositif nécessaire, bien sûr, mais sinon on peut remonter jusqu’à moi.
Lucien l’avait frappé. Il était tombé au sol, aussi mou qu’une poupée de chiffons. Le libraire l’avait cru assommé, pourtant il se redressait déjà la seconde d’après. Restant assis, comme incapable de se lever, il l’avait regardé.
– C’est le projet que je souhaitais te montrer, avait-il fait. Qu’en penses-tu ?
– Arrête ça ! Immédiatement ! Bon sang, ce n’est pas un jeu ! Ma femme et ma fille sont…
– Je sais. Mais il m’est impossible d’arrêter le processus une fois qu’il est enclenché.
Lucien s’était retourné et avait couru en direction des flammes.
– Si tu entres là-dedans, tu mourras ! lui avait lancé Tom.
Ce n’était pas cet avertissement mais la chaleur des flammes qui avait incité Lucien a renoncer. Impuissant, il était resté face à la fournaise sans bouger, les bras ballants. Dans son dos, il avait entendu Tom se lever et s’était retourné.
– Je dois m’en aller, maintenant, lui avait-il dit. Il faut que je poursuive ce projet.
– Attends ! avait crié Lucien. Où est-ce que tu vas ?
– Quelque part dans l’Europe. Mais je voudrais d’abord te demander une chose, mon vieil ami. C’est simple : cherche-moi. Je vais recommencer. Essaie de m’arrêter. Si tu ne le fais pas, d’autres gens mourront. Qu’en penses-tu ?
Puis, sans attendre la réponse, il s’était éloigné. Lucien l’avait regardé partir, disparaissant peu à peu dans la brume.
– Pourquoi est-ce que tu fais ça ? lui avait-il soudain hurlé.
Tom n’avait pas répondu et était parti sans se retourner, laissant Lucien face au feu qui ravageait ce qui avait été sa vie.
Il avait cru vivre un cauchemar. Marion morte. Clara gravement brûlée et plongée dans un coma proche de la mort, reposant depuis dans une chambre d’hôpital. La librairie, la rue, les gens, disparus, partis en fumée.
J’ai voulu demander de l’aide à la police, songeait-il maintenant, assis dans la cale du paquebot qui l’amenait en Italie. Je voulais qu’ils retrouvent celui qui était responsable et les prévenir de ce qu’il comptait faire. Mais les policiers l’avaient regardé d’un mauvais œil et l’avaient interrogé sur Tom, sur son lien avec lui. Il était apparu que son ancien ami n’était répertorié nulle part. L’actuel dirigeant de Newhome était un homme proche de la cinquantaine. Quant à ce dont Lucien avait été témoin, la scène de L’Odyssée et les propos de Tom, personne ne pouvait le confirmer.
Il avait fini par renoncer, quand il s’était aperçu que son insistance le faisait passer pour un fou. Il s’était entièrement consacré à sa fille, toujours inconsciente. Mais, une semaine plus tard, le journal télévisé avait annoncé une terrible catastrophe dans le sud de la France, où un petit village avait été réduit en cendres en une nuit. Personne ne savait ce qui s’était passé.
Lucien avait voulu ignorer cet événement. Clara avait besoin de lui, il ne pouvait pas s’occuper de ces choses-là. Peut-être n’y avait-il aucun lien avec Tom. De toute façon, la police ne le croyait pas.
Les catastrophes s’étaient reproduites. Un mois après l’incendie de sa rue, Lucien quittait Nantes après s’être assuré que son compte en banque permettrait de payer les frais d’hospitalisation de Clara.
Depuis, il avait marché, pris des bus, des trains, puis, comme c’était le cas à cet instant, s’était embarqué clandestinement sur des paquebots. Au début, il avait eu du mal à reconnaître les signes de la présence de Tom. Mais il avait compris, à force. Il y avait d’abord des rumeurs, des bâtiments qui poussaient dans des endroits perdus en très peu de temps, où on ne voyait personne travailler. Ces bâtiments portaient parfois l’enseigne de Newhome, d’autres fois ils étaient totalement anonymes. Puis il y avait une livraison importante, des camions énormes qui transportaient un chargement inconnu. Lucien les avait vu des dizaines de fois, avait marché à côté d’eux tandis qu’ils le dépassaient avec un mugissement sourd.
Cela faisait plus d’un an qu’il avait commencé à chercher Tom. Cette poursuite n’avait pas toujours été une opération punitive. Durant les premières semaines, Lucien était allé de ville en ville, tentant de prévenir les gens, ensuite de les sauver car ils ne le croyaient jamais. Puis la police s’était étonnée de la présence de cet homme près de tous les endroits incendiés et l’avait retenu pendant une journée entière, lui faisant perdre un temps précieux. Une fois de plus, il avait essayé de leur expliquer. On l’avait laissé sortir, convaincu qu’il souffrait de démence, en lui assurant qu’il serait arrêté pour de bon si on le trouvait de nouveau près d’une zone sinistrée. En sortant du poste, Lucien avait vérifié que personne ne le suivait, s’était rendu dans une armurerie, et avait acheté de premier fusil qui lui était tombé sous la main.
Mais maintenant, c’est presque fini, pensa-t-il, les doigts serrés sur la crosse de son arme. C’est presque fini, enfin. Le bateau fit soudain une embardée, puis s’arrêta. Les machines rugirent pendant quelques secondes, avant de s’arrêter avec un chuintement décroissant.
Le paquebot venait d’entrer dans le port de Fiumicino, autrefois considéré comme une partie de Rome. Lucien attendit quelques longues minutes, puis se dirigea vers la porte et l’ouvrir précautionneusement. Il n’y avait personne mais la lumière le fit cligner des yeux. Prenant son courage à deux mains, il s’avança. Le départ était lancé.
Lucien était maintenant au beau milieu de Rome, à un kilomètre du centre historique. Il avait couru pour arriver là et le trajet lui avait pris une journée. Il faisait nuit. Autour de lui, les gens passaient tranquillement en flânant le long des boutiques illuminées. C’était un quartier touristique.
Durant quelques secondes, l’homme chercha l’enseigne de Newhome, en vain. Un jeune garçon aux grands yeux gris lui indiqua naïvement le chemin quand il l’arrêta et le lui demanda. Il pressa le pas et obéit scrupuleusement à ses instructions.
Newhome était bien là. Pas un bâtiment sans nom ou un laboratoire de trois étages, mais un vrai gratte-ciel, avec une enseigne et des vitres sur toute sa hauteur. Tom ne se cachait plus, le final se déroulerait au vu et au su de tous. Lucien respira à fond, fit glisser une cartouche dans son fusil et poussa la porte.
L’intérieur était désert. Tout d’abord, Lucien ne sut où aller. Puis, au hasard, il s’engagea dans un couloir. À peine avait-il fait deux pas qu’une flopée de petits robots apparurent. Ils ne ressemblaient pas aux androïdes dont Tom se servait pour ses « reproductions ». Ceux qui lui bloquaient maintenant le passage avaient un tronc cubique et des membres courtauds. Leurs bras, par contre, se terminaient par des canons de mitrailleuse.
Lucien réagit vite, plus vite qu’il ne s’en croyait capable. Une salve de balles sortit de son propre fusil, abattant deux automates. Les autres firent feu, obligeant l’homme à se précipiter derrière le mur. Il tira de nouveau, sans même regarder, mais les robots ne cessaient d’affluer.
Je n’y arriverai pas comme ça, réalisa-t-il. Il serra les dents et s’élança hors de sa cachette, droit vers les automates. Ils se remirent à tirer et Lucien plongea. Après un an à risquer sa vie dans les spectacles de Tom, il avait acquis une certaine vitesse. En une seconde, il était sur ses ennemis. Il se ménagea un chemin et se jeta au milieu d’eux. À coup sûr, les balles allaient le toucher. Il ne pouvait pas survivre à une action si risquée.
Les balles ne le touchèrent pas. Il courut dans le couloir, découvrit un escalier et le dévala quatre à quatre. En bas, une porte s’ouvrait. Il la franchit et se plaqua contre le battant, tentant de retrouver son souffle et infiniment soulagé d’avoir échappé à l’armée de robots tueurs.
Il mit une seconde de trop à repérer les armes encastrées dans les murs, pointées sur lui.
Il se jeta au sol. Un tir lui percuta l’épaule droite, un autre le flanc. Par bonheur, les mitrailleuses n’avaient pas un stock de projectiles inépuisable et s’arrêtèrent. Lucien se releva avec effort et, conscient qu’elles ne mettraient pas longtemps à se recharger, se précipita vers le bout du couloir. Quelle idée, mais quelle idée d’installer un arsenal pareil dans un immeuble !
Lucien avait déjà été blessé au cours de l’année précédente. Un mois après son départ, une entaille à la poitrine l’avait obligé à s’arrêter une journée entière. Les balles qui l’avaient touché s’étaient enfoncées profondément et l’une d’elles n’était pas ressortie, mais il ne pouvait juger de la gravité de son état. Il s’inquiéta une seconde en voyant le sang imbiber sa chemise puis se dit qu’il ne pouvait pas mourir comme ça.
L’esprit embrouillé par la douleur et par la peur, il arriva devant une nouvelle porte. Il l’ouvrit et la claqua violemment derrière lui. Cette fois-ci, il regarda d’abord autour de lui avant de souffler. Mais, au lieu du piège auquel il s’attendait, ce fut une voix qui l’accueillit :
– Ah, te voilà. Ça faisait longtemps, non ?
En l’entendant, Lucien eut un sursaut et pointa brusquement son fusil devant lui, sur celui qui venait de parler. Dans la pièce mal éclairée, Tom lui sourit d’un air las, assis dans un fauteuil.
– Tu as donc trouvé mon billet, reprit-il. J’avais peur qu’il ne te parvienne pas. Alors, que penses-tu de mon œuvre ?
Lucien fit un effort pour répondre.
– Pour le moment… le seul mot qui me vient à l’esprit… est « ignoble », déclara-t-il d’une voix rauque.
Tom hocha lentement la tête.
– Je veux bien le croire, murmura-t-il.
Un silence tomba. Lucien ne voulait pas baisser son fusil, malgré la douleur qui l’envahissait peu à peu. Son sang coulait le long de son ventre. Tom, lui, ne bougeait pas, figé en une attitude pensive. L’ancien libraire ne put s’empêcher de le détailler et de remarquer que son air fatigué s’était accentué. Il paraissait extrêmement pâle et des cernes s’étaient creusés sous ses yeux.
Son ennemi surprit son regard et se leva avec difficulté.
– Je suis mal en point, n’est-ce pas ? fit-il. C’est comme ça depuis toujours, à ce qu’il me semble. Je me sens si épuisé que je me demande pourquoi je suis toujours en vie. J’ai l’impression de ne plus en avoir la force mais mon corps tient, inlassablement. L’esprit se détruit, mais lui continue de résister.
Il soupira et se dirigea vers une console, à quelques mètres. Il activa distraitement deux manettes puis demanda, sur le ton de la conversation :
– Comment trouves-tu Rome ? C’est une très belle ville, autrefois considérée comme la plus importante du monde par les peuples d’Europe. Plus tard, elle a représenté un symbole pour beaucoup d’artistes.
– Ne bouge plus ! tonna Lucien.
Tom cessa de manipuler les commandes.
– Je sais ce que tu as prévu de faire, gronda l’homme en le menaçant de son fusil. Éloigne-toi de là. Je ne te laisserai pas recommencer.
– C’est inutile. J’ai déjà mis les machines en route. Dans peu de temps, tout ce qui se trouve ici va disparaître.
Il saisit un livre posé à côté de la console, l’ouvrit et le tendit devant lui pour que Lucien puisse le voir.
– Mors, un poème que Victor Hugo a écrit suite à la mort de sa fille, expliqua-t-il. Il y décrivait une image de la mort. J’ai pensé que ce serait le poème idéal pour partir, même si je ne pouvais pas le reproduire fidèlement.
Disant cela, il eut un petit sourire, comme s’il riait de ses propos. Mais, l’instant d’après, il déclara d’un air sombre :
– J’ai essayé de leur donner corps, de faire vivre toutes ces scènes que les auteurs avaient imaginées. Mais je n’ai réussi qu’à les parodier, à les rendre horribles. Horribles, elles l’étaient, mais elles avaient une grandeur que je n’ai su imiter. Je voulais… disparaître, et j’ai pensé que, tant qu’à faire, je pouvais bien sombrer dans cette folie. Je ne pensais pas avoir de remords, pourtant…
Il écarta les mains en un geste d’impuissance. Lucien, qui gardait son arme braquée sur lui, s’appuya lourdement contre le mur. Ses blessures lui faisaient mal mais il se sentait comme engourdi. La lumière lui paraissait fluctuer, tantôt faible tantôt trop forte. Il faut que je tienne, songea-t-il. Il faut que j’aie la force de l’arrêter.
Comme s’il percevait ses pensées, Tom secoua la tête.
– Ne t’en fais pas, dit-il. Ça se terminera ici, de toute façon. Je n’ai pas l’intention de continuer. Dans quelques minutes, j’aurai cessé de t’ennuyer. Ce qui est là-haut, au sommet de l’immeuble… ça n’attend plus que moi.
Un écran s’alluma. Tom l’indiqua du doigt.
– Regarde.
Lucien obéit, presque sans le vouloir. Ce qu’il vit lui fit écarquiller les yeux. Une masse noire, énorme, s’agitait au sein d’une sorte de cuve immense. La chose n’avait pas de forme et ses contours bougeaient sans cesse, si bien qu’elle évoquait un banc de brouillard sombre. La lumière des projecteurs semblait la fuir : elle n’était que nuit insondable et horrible.
– J’ai voulu la modeler pour qu’elle ressemble à celle du poème, soupira Tom. Mais je n’ai pas réussi. Elle n’a pas grand chose de la Faucheuse décrite dans ce texte, non ? En fait, c’est de l’énergie pure, une nouvelle forme d’énergie. Ça tient un peu de l’antimatière et de l’électricité. Inutile de te dire qu’elle détruit tout ce qui entre en contact avec elle.
– Qu’est-ce que tu vas faire ?
Tom s’avança. Lucien voulut se redresser et lui ordonner de reculer, mais ses jambes lâchèrent et il tomba au sol. Son ennemi, celui qu’il traquait depuis un an, passa à côté de lui sans le regarder. S’il arrivait à se relever maintenant, ce serait fini. Un simple coup de fusil et tout s’arrêterait. Il allait le faire. Il allait vraiment le faire.
Son ancien ami le dépassa, sembla hésiter, puis murmura :
– Je devrais peut-être te faire des adieux… seulement, j’ignore comment m’y prendre. Pardonne-moi de ce que je t’ai fait endurer. Le jeu est fini pour moi.
Il s’éloigna dans le couloir. Lucien entendit vaguement les portes claquer avant de s’écrouler.
Il ne l’avait pas arrêté. Maintenant il allait lâcher cette chose sur la ville et avant cela… comment interpréter ses propos ? Lucien croyait comprendre. Tom voulait mourir. C’était la raison de ce jeu infernal. Lui aussi mourrait dans peu de temps, car ses blessures étaient plus graves qu’il ne le pensait. Et toute la ville, avec ces gens qui marchaient si tranquillement, serait anéantie.
Il avait échoué.
À un moment, il dut perdre conscience. Des fragments de souvenirs revinrent danser dans sa mémoire tels des flocons de neige, fragiles et insaisissables. Le rêve se forma peu à peu. Il se rappela. C’était à la bibliothèque. Il y avait un endroit plus sombre dans la pièce, où les gens n’aimaient pas s’assoir car ils avaient du mal à distinguer les lignes de leurs livres. La lumière de l’extérieur ne l’atteignait pas. Tom et lui en avaient fait leur refuge, leur endroit préféré. Ce jour-là, ils avaient laissé tomber la lecture pour discuter.
– Je me disais, murmurait Lucien, c’est vrai que je ne connais pas grand chose sur toi, à part ce diminutif. Ton nom complet, c’est Thomas, n’est-ce pas ?
– Je préfère quand on m’appelle Tom, tout simplement.
– Je voulais te demander… en ce moment, tu sembles triste et fatigué. Pourquoi ?
Tom avait souri. Lucien ne connaissait pas encore ses sourires las et n’y avais pas prêté attention.
– Peux-tu garder un secret ? avait fait son ami. J’ai l’impression d’être en train de mourir. En permanence.
– Quoi ? avait sursauté le jeune Lucien.
Tom lui avait déjà dit de drôles de choses, mais là il se sentait un peu dépassé.
– La lumière me brûle, avait chuchoté le garçon à l’aspect fragile, et l’air que je respire m’étouffe. À chaque geste que je fais, j’ai l’impression que je vais m’effondrer. Des fois, je me dis que c’est parce que je suis fatigué de vivre, que tout me fait de la peine. Le monde me blesse. Et cette douleur, je ne sais pas quoi en faire, à part la garder en moi.
Lucien était resté silencieux. Embarrassé, il avait fini par bredouiller la première phrase qui lui était venue à l’esprit :
– Tu devrais peut-être faire comme ceux qui ont écrit ces livres… enfin, tu vois quoi, pour certaines scènes, ils se sont servis de ce qu’ils ressentaient. Je crois…
Cette explication maladroite avait laissé Tom pensif.
– Créer en se servant de la douleur…
Il avait ri, était allé chercher un autre livre mais était resté distrait jusqu’à ce qu’ils se séparent. Ils n’en avaient jamais reparlé et Lucien avait fini par se dire que ce n’était pas important. Il avait oublié.
L’homme allongé dans l’immeuble de Newhome remua et ses pensées se concentrèrent en un point, retrouvèrent un semblant de cohérence. Ce n’était pas fini. Il ne devait pas renoncer maintenant. Ses yeux s’ouvrirent et il se redressa. Du sang coula de ses blessures mais il n’y accorda aucune attention.
Il y avait encore quelque chose à tenter et il savait comment faire.
Lucien courait vers le haut du gratte-ciel, gravissant à toute vitesse les étages. Ses blessures le brûlaient et il ne savait pas combien de temps il lui restait. Peu importait. Il ouvrit une porte à la volée et se retrouva dans la salle que l’écran avait montrée. Essoufflé, il s’y précipita.
La chose était toujours dans la cuve. Lucien n’en distinguait d’une petite partie mais elle l’effraya. La lumière semblait n’avoir aucune prise sur elle. Tom se tenait juste au bord du réservoir. Il sursauta et tourna la tête vers l’homme quand il l’entendit puis, avec un sourire triste, se laissa tomber.
Lucien bondit. Il avait cessé de réfléchir en entrant dans la pièce mais était persuadé d’avoir pris la bonne décision. Sa main se referma sur celle de son ami et l’arrêta net dans sa chute. Surpris, Tom regarda ses pieds qui battaient dans le vide, avant de lever la tête.
– Lâche-moi, ordonna-t-il. Sinon, on va tomber tous les deux !
– Non ! Ne fais pas l’idiot, je vais t’aider à remonter. Ne bouge pas.
– C’est parce que tu veux me tuer toi-même ? Tu veux venger ta femme de tes mains ? Je m’en moque, tu peux…
– Arrête de dire des bêtises et donne-moi ton autre main !
– Qu’est-ce que tu fais ? balbutia Tom quand Lucien commença à le hisser.
– Ce que je suis venu faire ici. T’arrêter. C’est bien ce que tu m’as demandé, non ?
Au fond de la cuve, la chose bougea. L’homme fit un effort et parvint à remonter son ami. Haletant, celui-ci le contempla.
– Mais j’ai… commença-t-il.
– Je sais. Je n’ai pas oublié et je n’oublierai sans doute jamais, mais ce n’est pas le problème maintenant. Je te promets qu’on reparlera de toute cette maudite histoire un jour, pour le moment le plus important est d’arrêter ce truc.
Lucien le força à se relever et le poussa vers l’un des ordinateurs qui garnissaient la pièce. Tom hésita, cligna des yeux, puis entreprit d’ouvrir quelques fenêtres, jetant de rapides coups d’œil aux nombres qui s’y succédaient. Mais, au bout d’un moment, il secoua la tête d’un air incrédule.
– Ça ne marche pas. Je n’avais pas prévu de système de sécurité suffisant et… je ne peux rien faire.
– Alors qu’est-ce qui va…
À cet instant, le toit s’ouvrit et la cuve se mit à s’élever, d’abord lentement, puis de plus en plus vite. Tom réussit à la ralentir quelques secondes et se dirigea vers elle. S’agenouillant sur le sol, il dévoila une trappe minuscule et en tira un objet rond et métallique.
– Les liaisons sont rompues, marmonna-t-il. L’énergie a dû créer une surcharge et…
– Qu’est-ce que c’est ? demanda Lucien en désignant la sphère.
– Maintenant, ça ne sert plus à rien. C’est… c’était censé projeter une onde qui aurait annulé l’énergie dont est constituée la… créature. La tuer, en quelque sorte. Mais les circuits qui la reliaient à la cuve ont grillé et…
– On ne peut rien faire ? Et les gens, dehors ? Qu’est-ce qui…
Tom secoua la tête, désespéré. Lucien se mordit la lèvre. C’était trop bête, parvenir à le ramener à la raison et échouer à cause d’un simple défaut technique…
– Ton générateur d’onde, est-ce qu’il est toujours en état de marche ? s’entendit-il demander.
– En théorie, oui, mais les circuits qui le connectaient à…
– À quelle distance faut-il être de cette chose si on veut qu’il fonctionne ?
Tom le regarda.
– Non, murmura-il. Tu ne veux tout de même pas…
– Donne-le moi.
Il aurait pu protester que c’était à lui de le faire, pas à Lucien. Il avait l’intention de mourir il n’y avait pas dix minutes, cela ne lui poserait pas de problème. Mais il ne le fit pas. Maintenant, il avait peur de s’approcher de la cuve. Sans s’en rendre compte, il tendit l’objet sphérique à son ami. Celui-ci le prit et se dirigea vers la chose.
– Pardonne-moi, lui dit Tom dans un souffle.
– Non, répondit Lucien en se tournant vers lui. Pas maintenant, en tout cas.
Le cylindre qui contenait la créature continuait de monter. Il se jeta en avant et en agrippa le bord. Tom voulut soudain se relever et l’arrêter mais, juste à cet instant, Lucien sauta.
C’était l’après midi. Assis à une table, à la cafétéria de l’hôpital, les deux policiers discutaient en mangeant. Clara passa à côté d’eux sans qu’ils la voient et les entendit.
– Où en êtes-vous, avec l’affaire Dequart ? disait l’un.
– On n’est pas arrivé à le retrouver. On l’a pisté jusqu’à Rome, mais après, plus aucune trace. J’espérais que la gamine nous apporterait des éclaircissements mais…
– C’est vrai que cette histoire est incompréhensible. Un honnête père de famille qui met le feu à son quartier et fait de même dans plusieurs villes, et dans toute l’Europe…
– Un cas de dédoublement de personnalité, je crois. On l’avait interrogé, il répétait toujours la même histoire à propos d’un certain Tom, dont on n’a trouvé de traces nulle part. Mais notre bonhomme, disparu comme par magie. On le recherche mais sans résultat.
– Et vous êtes certains que c’est bien le responsable de tous ces incendies ?
– C’est ce que semble prouver l’enquête.
Clara les dépassa. Elle se moquait bien de ce qu’ils pensaient. Elle sortit de la cafétéria, monta quelques escaliers et se retrouva sur le toit. Elle regarda autour d’elle. Un homme se tenait contre la balustrade, les yeux perdus au loin. C’était lui.
– Bonjour, lui dit-elle.
– Bonjour. Tu sais qui je suis ?
– Oui. Mon père m’a parlé de vous, l’autre jour. Il m’a expliqué ce qui s’était passé.
Tom hocha la tête.
– Il t’a dit quel rôle j’ai joué dans la… la mort de ta mère ?
– Oui. Je sais aussi que vous allez vous excuser pour ça. Mais ce n’est pas la peine.
Il eut l’air étonné.
– Tu es vraiment une drôle de petite fille. Aussi étrange que ton père.
– Vous savez où il est ? Je ne l’ai pas revu depuis…
Tom sourit. Clara lui trouva un sourire très chaleureux. Il se retourna vers le ciel et la ville, puis murmura :
– J’ai une petite idée. J’envisage de partir à sa recherche. Que dirais-tu de m’accompagner ?