Quand il se réveille, la Machine est toujours là. Encore couché, il la contemple tristement. Il en connaît les moindres détails : la rouille sur le coin inférieur droit, l’aiguille du cadrant à la lisière du rouge, le câble du milieu légèrement tordu… Pourtant, il continue de la regarder, même après tout ce temps. Ce temps… cette pensée le fait sourire. Il se lève, s’habille, sort dans la rue. Comme d’habitude, il espère qu’il verra quelque chose bouger. Mais, comment d’habitude, rien ne bouge.
Donc, elle fonctionne toujours, se dit-il. La Machine – sa Machine – a été mise en marche pour la première fois il y a un mois. Elle était censée mettre en stase une petite quantité de molécules, au lieu de cela elle a arrêté le temps. Ce n’est pas une métaphore : partout, il voit les gens figés au milieu d’un mouvement, dans ses poses toujours plus étonnantes. Il s’efforce d’en sourire. Ici, un oiseau s’est immobilisé en plein décollage. Là, un homme moustachu fait une drôle de grimace, comme s’il était sur le point d’éternuer. Là encore, une moto est dressée sur sa roue arrière, en un équilibre parfait et immuable.
Il contemple cette étrange ville de statues et attend d’en voir une faire un geste. Son expérience reposait sur des paramètres très instables, il n’est donc pas à exclure que tout redevienne normal. Du moins, c’est ce qu’il se répète chaque jour pour se lever.
Mais son attente est vaine. Il soupire, rentre dans le laboratoire où il a aménagé une couchette, refait son lit, déjeune, balaie le sol. Ensuite, il retourne voir la Machine. Rien de changé : l’aiguille dans le rouge, la rouille, le câble tordu. Il ouvre un livre, mais il l’a déjà lu tant de fois qu’il le connaît par cœur. Il le range, s’ennuie, sort de nouveau sur le pas de la porte.
Tout est aussi immobile qu’un instant avant. Il marche un peu et s’émerveille du calme qui règne dans cette rue naguère si animée. Puis, comme toujours, ce même calme finit par lui donner des frissons. Les gens ressemblent à de sinistres statues de cire. Il passe à côté d’une jeune femme aux cheveux couleur de miel et la salue bien bas, sans parvenir à lui arracher un sourire.
– Bonjour, lui dit-il. Comment ça va, depuis hier ? Moi, j’ai dormi comme un loir. C’est étonnant comme tout peut être silencieux et reposant. Vous trouvez, vous aussi ?
Il continue d’accumuler les syllabes, à tort et à travers, presque sans y penser. La femme ne daigne toujours pas le regarder, alors il fait demi-tour. De nouveau dans le laboratoire, il nettoie les vitres qui n’en ont nul besoin, puis fait une sieste. Quand il se réveille, décide que c’est le matin et retourne voir la Machine. Rien de changé. Aiguille, rouille, câble.
Soudain, sans prévenir, une bouffé de rage l’envahit. Il empoigne une chaise, la brise contre une vitre qui part en éclats, avant d’en frapper sauvagement la Machine. Les panneaux métalliques glissent et dévoilent les fragiles circuits imprimés. Il les ravage les uns après les autres. Cette fois, songe-t-il, cette fois ça va changer ! Il espère provoquer une réaction – même mortelle pour lui – du moment qu’il cesse d’attendre.
Quand il a fini, sa Machine, son travail de toute une vie, gît désarticulée sur le carrelage. Brusquement épuisé, il se laisse glisser à terre et se roule en boule. Ça va marcher, se dit-il. Ça va enfin changer.
À force de rester couché sans bouger, il s’endort. En se réveillant, il manque de mourir de frayeur : la Machine est de nouveau là, intacte et inchangée. La fenêtre et la chaise sont comme neuves. Le temps… le temps n’existe plus, comprend-t-il. Tout est figé dans l’état où la Machine l’a surpris. Il sort et, à la vue des gens statufiés, un grand calme l’envahit. Il s’assoit sur le seuil et, immobile, attend que quelque chose se passe.