L’éliplane volait pesamment vers le nord. Ésis, qui somnolait à l’arrière, avait l’impression que le pauvre appareil dépensait toute son énergie pour se maintenir au-dessus de la cime des arbres et n’allait pas tarder à choir comme une pierre.
Il fallait reconnaître qu’il y avait de quoi, vu le nombre de personnes à bord. Lorsque les troupes royales avaient aperçu Énantion, elles avaient voulu le ramener immédiatement à Moïra, mais le jeune prince avait refusé de quitter ses amis. Il tenait à ce qu’ils soient dûment récompensés une fois au palais. Seulement, il n’y avait plus de place à bord des éliplanes royaux, aussi avait-on remis du carburant dans le réservoir à sec et entassé tout le monde à l’intérieur.
Cela sans compter qu’il avait fallu nommer un pilote, puisqu’Aïtia était blessée et qu’il ne valait mieux pas confier un véhicule à Énantion. Celui-ci s’était d’ailleurs retrouvé flanqué d’une escorte, trois gaillards aux épaules larges et au front étroit. Sicksa s’était fait tout petit, si bien que personne ne l’avait remarqué, mais Ésis avait insisté pour que Camille vienne avec eux. Il n’aurait pas pu la laisser.
Quand l’agitation de la bataille s’était calmée, il avait pu chercher son amie dans la foule et s’était rendu compte qu’elle n’était pas là. Mort d’inquiétude, il était retourné en arrière et fouiller le campement des Revendeurs. Il l’avait finalement retrouvée ligotée dans une tente, roulée en boule sur le sol. Quand il l’avait relevée, elle l’avait reconnu et s’était mise à pleurer à chaudes larmes. Après plusieurs minutes, Ésis avait fini par comprendre qu’elle avait payé pour sa fuite à sa place : un hématome marbrait sa joue et sa lèvre inférieure était rouge et enflée. La jeune fille elle-même avait refusé de lui raconter ce qui lui était arrivé.
Elle dormait, maintenant, assise juste à côté du garçon. Dans son sommeil, une mèche de cheveux était tombée sur son nez et Ésis s’amusait à la regarder remuer à chaque inspiration. Malgré ce qu’ils avaient tous vécu, il se sentait soulagé. Tous ses amis étaient en vie et il ne demandait rien de plus. Seul Jimi manquait à l’appel : sa mort avait plongé Ad dans une colère noire et elle avait refusé de venir au palais, ne pensant plus qu’à retrouver Tamin. Ésis préférait ne pas imaginer ce qu’elle lui réservait.
– Je peux m’asseoir ici ?
Le garçon leva la tête et vit Énantion devant lui.
– Bien sûr, répondit-il.
Il n’y avait guère de place, mais le prince parvint à s’asseoir. Il dut pousser l’un de ses gardes, qui s’était lui aussi assoupi. En fait, Ésis s’en aperçut avec un temps de retard, presque tout le monde dormait ou somnolait. La nuit avait été rude pour tout le monde.
Le garçon remarqua également qu’Énantion tenait un bâton-feu sur ses genoux.
– Tu as encore ce truc ? s’étonna-t-il.
Le prince eut l’air embarrassé.
– Je l’ai retrouvé près de l’éliplane, répondit-il. Il m’a bien servi, alors autant le garder. Mais mon père ne voudra sûrement pas que je le porte en public…
– C’est vrai que c’est plutôt un outil de Brûleur. Je ne t’imagine pas avec ça sur tes beaux habits.
Il se tut et Énantion contempla le bâton-feu pendant un long moment, comme si ce banal morceau de ferraille contenait la réponse à tous les mystères de l’univers. Finalement, Ésis se sentit mal à l’aise et demanda :
– Au fait, comment est-il ton père ? À Kaez, on ne nous en parlait pas beaucoup.
Le prince sourit.
– Même si on t’en avait plus parlé, je ne crois pas qu’on puisse connaître quelqu’un de cette façon. Pas en le jugeant seulement par rapport aux faits historiques, à mon avis. Mon père est… le souverain des hommes, le premier vrai roi depuis les Ravages, donc ça fait de lui une personne volontaire et courageuse. Je ne le connais pas très bien non plus. Il est sévère, même avec moi. Il est entièrement dévoué à ses sujets, si bien que tout le reste passe après. Ça a toujours été un bourreau du travail, même quand ma mère était encore en vie.
– Ta mère est morte ?
Énantion hocha la tête.
– J’avais huit ans. Elle est tombée de son équi, pendant une promenade dans le parc.
– Je suis désolé.
– Je ne la connaissais pas vraiment. C’est une vieille nourrice qui m’a élevé comme son fils. Ensuite, Sérem a pris le relais…
Son visage prit un pli amer et Ésis comprit que cette fois il s’agissait d’un point sensible. Énantion resta silencieux quelques instants, puis se frappa le front.
– J’oubliais ! s’exclama-t-il. J’ai trouvé ça, pour toi.
Il lui sortit un livre de sa veste et Ésis le reconnut avec une pointe de mauvaise conscience. C’était celui que le prisonnier lui avait donné ! Il l’avait complètement oublié.
– Il était resté dans la cage. C’est ton ami Sicksa qui me l’a montré. Il m’a fait comprendre qu’il voulait le prendre mais qu’il était trop lourd pour lui.
En effet, les esprits des bois étaient rarement capables de porter de gros objets. C’était comme si leurs mains passaient à travers. Ésis prit le livre que lui tendait Énantion en prévoyant de remercier Sicksa. Cependant, quand il ouvrit le volume, il éprouva une cruelle déception.
– Qu’est-ce, alors ? demanda Énantion.
– Je ne sais pas. C’est écrit dans une sorte de code, regarde…
Des lignes et des lignes de caractères couvraient les pages, mais ils étaient tous indéchiffrables. Certains évoquent des dessins d’enfant, d’autres des gribouillages sans signification. En tête de chaque paragraphe, il y avait une série de chiffres et Ésis reconnut des dates hâtivement notées.
– Un carnet de rendez-vous ? suggéra-t-il, déçu que ce livre si mystérieux soit en fait une chose si banale.
– Et si c’était plutôt un journal ? proposa Énantion. Si c’était seulement un carnet de rendez-vous, son propriétaire n’aurait pas écrit de si longs paragraphes.
L’idée plut davantage à Ésis et il feuilleta longuement l’ouvrage, sans rien y comprendre mais notant les moindres détails. Ici l’écriture tremblait un peu, là les symboles étaient griffonnés à la hâte, là encore la page était tachée de… d’eau ? De sang ? Le journal d’un aventurier… se dit le garçon avec un frisson d’excitation.
– Merci de m’avoir sauvé, dit soudain Énantion.
Ésis, tiré de ses conjonctures, ne trouva rien à répondre. Le prince continua, un air grave sur le visage :
– Peu de gens auraient pris autant de risques que toi. Rien ne t’obligeait à venir m’aider. Merci de ne pas être parti sans moi, Aïrésis.
– C’était normal, après ce que tu as fait pour moi, prince Énantion… Eïken, non… Eïkon…
Le garçon buta sur le nom à rallonge de son ami et se mit à pouffer nerveusement, ce qui n’arrangea rien. Énantion tordit la bouche, puis ne parvint plus à garder son sérieux. Tous deux en furent quittes pour un grand éclat de rire, à la suite duquel le prince déclara :
– Ma nourrice m’appelait Énan.
– Mes amis m’appellent Ésis.
– Ça marche, Ésis.
– Pareil pour Énan !
Le jeune prince se leva et dit :
– Je crois qu’on approche de ma ville. Va à l’avant, tu verras peut-être le palais royal !
Ésis se leva et se fraya tant bien que mal un passage jusqu’à la cabine de pilotage. Le pilote lui lança un regard mais se désintéressa presque aussitôt de sa personne. Le garçon put donc admirer en toute quiétude les hautes murailles de pierre ocre qui se profilaient devant eux, semblable à une falaise surgissant d’entre les arbres. Des fanions colorés l’ornaient comme si c’était jour de fête et Ésis les contempla avec émerveillement sans se douter qu’il s’agissait en fait de la parure guerrière de la cité.
Mais le véritable joyau de Moïra n’était pas ses murailles, mais les longues flèches dorées qui jaillissaient en son centre. Cinq tours se dressaient là-bas, fines, chamarrées, aériennes. Elles rappelèrent à Ésis l’œuvre d’un orfèvre qu’il avait vue autrefois à Kaez. À côté d’une telle construction, de sa beauté et de son ingéniosité, les quartiers chics de Topaï faisaient figure de masures de fermiers.
– Magnifique, n’est-ce pas ?
Ésis sursauta. Énantion se tenait à côté de lui et venait de parler.
– Oui, répondit-il. Je n’avais jamais rien vu d’aussi beau.
– C’est là que j’ai grandi, fit le prince en contemplant le palais avec fierté. En réalité, c’est encore plus beau à l’intérieur. Je vais tout te montrer, tu adoreras !
J’aime bien le pastel, ça change un peu.